Édition du 3 décembre 2001 / Volume 36, numéro 14
 
  Quand les mesures sociales se heurtent à la pauvreté
La surreprésentation des jeunes Haïtiens dans le système de protection de la jeunesse est liée à leurs conditions économiques.

Tout comme les jeunes d’origine haïtienne qui sont dans la pauvreté, les jeunes Québécois d'ascendance française de même condition socioéconomique font face aux limites du système de protection de la jeunesse. Mais le parcours des jeunes d'origine haïtienne dans ce système est marqué par la discrimination systémique, affirme Léonel Bernard.

Plusieurs chercheurs et intervenants sociaux ont déjà attiré l’attention sur le problème de la surreprésentation des jeunes Noirs dans le système de protection de la jeunesse. Une nouvelle recherche, réalisée auprès de Québécois d’origine haïtienne, vient jeter un éclairage nouveau sur cette problématique.

Selon Léonel Bernard, qui y a consacré son doctorat en sciences humaines appliquées, la surreprésentation des jeunes Haïtiens à toutes les étapes du processus d’intervention n’est pas due à des attitudes discriminatoires de la part des intervenants du système, mais résulte plutôt d’un effet systémique lié aux conditions économiques de ces jeunes.

«La loi sur la protection de la jeunesse encourage les mesures volontaires d’encadrement dans les milieux familial et social et fait de la judiciarisation un recours exceptionnel, souligne-t-il. Mais les facteurs socioéconomiques pris en compte pour rechercher une solution à la judiciarisation désavantagent systématiquement les jeunes d’origine haïtienne.»

Puisque les mesures volontaires nécessitent un minimum de soutien parental, les critères de sélection excluent les cas issus de milieux économiques pauvres ou de familles monoparentales ou aux prises avec des problèmes d’adaptation sociale. Une bonne part des jeunes Haïtiens dirigés vers l’un ou l’autre des services d’aide proviennent de ces milieux.

Le résultat, c’est que 68 % des jeunes Haïtiens pris en charge par le système de protection de la jeunesse suivent une trajectoire judiciarisée, contre 52 % des jeunes Québécois de descendance française. «Une mesure de protection qui se veut neutre peut donc induire un traitement différentiel», souligne Léonel Bernard.

Signalements plus nombreux

Et ce n’est là que l’un des nombreux facteurs qui contribuent à leur surreprésentation. Léonel Bernard a observé qu’il y a proportionnellement beaucoup plus de jeunes Haïtiens que de Québécois blancs à l’entrée même des services de protection, c’est-à-dire à l’étape du signalement.

«Chez les jeunes âgés de 0 à 18 ans, on compte 13 Québécois blancs pour 1 Noir dans la population francophone du Grand Montréal. Comme il a fallu une semaine pour parvenir à 100 nouveaux signalements chez les Blancs, on aurait dû s’attendre à ce qu’un échantillon équivalent d’Haïtiens prenne 13 semaines. Mais nous avons pu le constituer en deux fois moins de temps, soit en 6 semaines.»

Chez les Haïtiens, les signalements sont principalement faits par des intervenants sociaux et des enseignants, alors que chez les Blancs les signalements proviennent principalement de la famille. Les trois principales causes sont la négligence économique — enfant inadéquatement vêtu ou mal nourri —, la détresse psychologique et les problèmes de comportement. Suivent, chez les Blancs, les cas d’agression sexuelle et, chez les Haïtiens, les mauvais traitements.

Les signalements d’Haïtiens sont par ailleurs plus nombreux à être cotés «urgents» par les intervenants, soit 22 % contre 15,8 %. Parmi les signalements non retenus mais dirigés vers d’autres services d’aide, 83 % des cas concernant les jeunes Haïtiens contiennent des renseignements nominatifs, contre seulement 14 % chez les Blancs. Selon Léonel Bernard, il y a là un «risque de stigmatisation».
La gravité des cas a pour effet que les jeunes Haïtiens sont plus nombreux à être retirés de leur famille, soit 59 % contre 15 %.

Des coutumes qui changent

L’évaluation de la sévérité des cas peut aussi refléter une «mésinterprétation des coutumes culturelles». «Les châtiments corporels sont considérés comme problématiques en soi, mais il faut aussi tenir compte du rejet de l’enfant», indique M. Bernard en faisant remarquer que des parents disent frapper leur enfant «parce qu’ils l’aiment».

Les interventions des travailleurs sociaux ont tout de même permis de changer ces coutumes. Les mauvais traitements étaient, au sein de la population d’origine haïtienne, le premier motif de signalement il y a quelques années. Ils sont maintenant au troisième rang, après les facteurs d’ordre économique et psychologique. Ce sont ces derniers facteurs qui présentent maintenant le plus grand risque de perturbation dans le développement de l’enfant.

Aux yeux de Léonel Bernard, la situation des jeunes Haïtiens dans le système de protection de la jeunesse illustre donc les limites des mesures sociales en contexte de pauvreté. «Les Québécois francophones blancs de milieux pauvres sont aussi victimes de ce genre de discrimination systémique, ajoute-t-il. Les Haïtiens ne sont que la caricature de ces mauvaises conditions socioéconomiques.»

Pour le travailleur social, des mesures fiscales destinées aux familles monoparentales pauvres permettraient de résorber une bonne partie du problème dans les situations extrêmes.

Daniel Baril



 
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