Hebdomadaire d'information
 
Volume 40 - numÉro 13 - 28 novembre 2005
 Sommaire de ce numéro
 Archives de Forum

Le mythe rédemptionniste américain dérape vers la tyrannie douce

Laurence McFalls déplore l’effondrement de la pensée critique dans l’Amérique de l’après-11 septembre

Les Américains sont en proie à un doux despotisme, dit Laurence McFalls.

«Depuis le 11 septembre 2001, la démocratie en Amérique a sombré dans la tyrannie douce prévue par Tocqueville non seulement à cause de la tyrannie banale de l’administration Bush, mais surtout à cause du renforcement du conformisme idéologique inhérent à “l’état-unicité”.»

C’est la thèse que devait défendre Laurence McFalls, professeur au Département de science politique, dans une conférence de la série «Alexis de Tocqueville» organisée par le Département de sociologie pour souligner son 50e anniversaire. La grève a eu raison de la conférence, reportée à une date ultérieure, mais le professeur McFalls a accepté de présenter un aperçu de son propos à Forum.

La tyrannie douce

Le concept de «tyrannie douce» dans laquelle les États-Unis auraient sombré est développé dans l’œuvre maitresse de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1840), et se comprend par opposition à la «tyrannie des Césars».

«La tyrannie des Césars est la tyrannie banale des dictatures, explique le professeur. Dans les sociétés modernes, cette tyrannie est pire que dans l’Antiquité parce que le dictateur dispose de tout un appareil bureaucratique et administratif pour contrôler les citoyens.»

La tyrannie douce est plus insidieuse. «C’est celle d’un doux despotisme que les citoyens acceptent comme un compromis entre la souveraineté populaire et la dictature. C’est en fait la société civile qui participe à sa propre oppression qu’elle cherche à fuir dans les biens de consommation», précise Laurence McFalls.

Tocqueville était venu aux États-Unis pour voir comment pouvait évoluer la démocratie dans une société ayant vu le jour après l’abolition de l’aristocratie et dans un contexte où tous avaient accès à la propriété des terres. Il a vu dans la société civile organisée autour des syndicats et des Églises une force protégeant le citoyen contre le pouvoir politique centralisateur; mais il craignait une dégradation de l’égalitarisme vers une forme ou l’autre de tyrannie, comme ce fut le cas en France après la Révolution.

Pour Laurence McFalls, ce glissement s’est produit: les forces de la société civile sont devenues des acteurs de la tyrannie douce.

«Après le 11 septembre, la tyrannie banale s’est renforcée avec le contrôle accru des médias et avec la loi sur la sécurité. Mais le plus important est la participation de la société civile à son exploitation, ce qui s’est manifesté par l’appui à l’invasion de l’Irak et la réélection de Bush», affirme le politologue, lui-même d’origine américaine.

Sur fond de rédemptionnisme

Le dérapage vers la tyrannie douce a pu se produire parce que la société américaine repose sur un mythe fondateur que tous partagent: le rédemptionnisme.

«Depuis les origines, la société américaine est divisée entre le fondamentalisme religieux et l’humanisme séculier. Mais même chez les intellectuels critiques, même au sein de la gauche et même chez les humanistes, on partage cette vision du rôle rédempteur des États-Unis, qui seraient la nouvelle Jérusalem et la Terre promise. C’est ce que j’appelle “l’état-unicité”.»

La différence entre les fondamentalistes et les progressistes, entre la droite et la gauche, est que pour les premiers la Terre promise est déjà une réalité commandant une conduite morale sans reproche, alors que pour les seconds le projet américain d’être le peuple élu et le gardien de la planète est à réaliser par l’effort de la raison.

Après le 11 septembre, le mythe rédemptionniste construit sur une pensée manichéenne binaire où il y a les bons d’un côté et les méchants de l’autre s’est cristallisé. «On s’est dit: “Cette attaque haineuse non provoquée ne peut venir que du Mal, ce qui montre que les États-Unis incarnent le Bien”, souligne le politologue. Les médias et la gauche se sont ralliés à Bush pour soutenir sa “mission” en Afghanistan et la possibilité d’un débat critique n’existe plus. La société civile s’autocensure et devient l’instrument de son aliénation.»

S’il est encore permis de critiquer l’administration Bush, il n’est pas accepté de sortir du cadre de la mission rédemptrice. «Si on le fait, on est considéré comme un antiaméricain et un traitre», indique le professeur qui a payé de quelques amitiés son analyse humaniste.

Un bon exemple de cette tendance lourde est le film de Michael Moore Fahrenheit 9/11. Les libres-penseurs n’ont pas manqué d’observer que cette critique virulente de la politique guerrière américaine passe totalement sous silence le fondamentalisme pourtant omniprésent dans le discours de justification de la guerre.

Le professeur McFalls garde tout de même espoir que la société civile se ressaisisse et que les médias retrouvent leur sens critique.

À ses yeux, il n’y a pas que les États-Unis qui ont sombré dans la tyrannie; l’Université de Montréal aussi. C’est du moins en donnant comme exemple l’attitude de l’administration de l’Université dans la grève des professeurs qu’il entendait ouvrir sa conférence. Selon le professeur, la centralisation du pouvoir bureaucratique et de l’information menace la société civile ici représentée par le syndicat des professeurs. Mais on n’en serait pas encore à la tyrannie douce.

Daniel Baril

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