Hebdomadaire d'information
 
Volume 40 - numÉro 16 - 16 janvier 2006
 Sommaire de ce numéro
 Archives de Forum

Les sons et les aveugles: la survie avant tout

La récupération du cortex visuel chez les aveugles se fait de façon sélective

Frédéric Gougoux, Franco Lepore et Patrice Voss

On savait déjà que le cerveau des aveugles récupérait le cortex visuel inutilisé à des fins autres que la vision. Des études récentes viennent confirmer que, non seulement cette récupération se fait de manière sélective, mais que ce choix est dicté par l’efficacité. Ainsi, le cerveau mettrait le cortex à profit de manière à amplifier les fonctions les plus utiles à la survie.

Ce processus complexe est de mieux en mieux connu, notamment grâce aux travaux réalisés par l’équipe de Franco Lepore, directeur du Centre de recherche en neuropsychologie et cognition du Département de psychologie.

L’année dernière, l’équipe du professeur Lepore publiait dans Nature plusieurs données éclairantes dont certaines montrant que les personnes qui ont perdu la vue tôt dans leur enfance distinguent mieux les sons que les voyants et mieux que les gens qui ont perdu la vue après l’âge de 15 ans. «Elles perçoivent mieux les différences de fréquences entre deux notes, et ceci, même lorsque la durée de ces notes est très brève», explique Frédéric Gougoux, étudiant au doctorat et auteur principal de l’article.

La recherche de M. Gougoux a démontré que les gens aveugles depuis leur jeune âge perçoivent la bonne direction ascendante ou descendante d’une paire de notes dans près de 100% des essais lorsque l’écart est de 1/16e d’octave, alors que les voyants décèlent correctement cette direction dans moins de 75% des cas. À 1/128e d’octave, ces aveugles réussissent le test dans 63% des cas, des résultats qui tombent à moins de 50% chez les voyants.

Pour leur part, les aveugles tardifs performent un peu mieux que les voyants dans ce type d’exercice, mais les différences ne sont pas significatives. Cette moins bonne performance n’est toutefois pas liée à la durée de la cécité. «Plus on avance en âge, moins la plasticité du cerveau est grande, mentionne Frédéric Gougoux. Il y a alors moins de ressources réutilisables parce que les neurones sont déjà affectés à d’autres fonctions.»

Ces différences entre les deux catégories d’aveugles ont été vérifiées au moyen de l’imagerie cérébrale. Les observations de M. Gougoux ont confirmé que les personnes devenues aveugles au cours de leur enfance utilisent effectivement leur cortex visuel pour discerner les sons. Un autre doctorant, Patrice Voss, a procédé de la même façon auprès des aveugles tardifs et a observé pour la première fois qu’ils récupèrent une partie du circuit normalement attribué à la vision et logé dans le cortex occipital.

Récupération ciblée

Patrice Voss a aussi cherché à savoir si les aveugles et les voyants pouvaient déceler la différence entre deux sons identiques dont l’angle ou l’éloignement variait de quelques degrés ou de quelques centimètres. Les conditions expérimentales incluaient des bruits de fond reproduisant un environnement naturel.

Les aveugles tardifs ont cette fois performé tout aussi bien que les aveugles de la prime enfance. Lorsque les deux timbres sont émis face au sujet et qu’ils sont éloignés de quelques centimètres l’un par rapport à l’autre, les deux catégories de non-voyants réussissent à percevoir l’éloignement dans plus de 80% des cas; par contre, les voyants n’y parviennent que dans 50% des cas.

Selon Franco Lepore, le fait que les aveugles tardifs ont obtenu d’aussi bons résultats que les autres aveugles est révélateur: «Savoir reconnaitre la fréquence d’une note n’est pas essentiel à la survie tandis que savoir d’où provient le son est indispensable dans un environnement comme la rue», déclare-t-il.

Cela veut dire que le cerveau réutilise le cortex visuel pour des tâches particulières sélectionnées en fonction de leur importance et non pour des usages généraux.

Plusieurs circuits à l’œuvre

Les travaux du professeur et de son équipe mettent par ailleurs en évidence que plusieurs processus sont à l’œuvre dans la récupération du cortex visuel. Franco Lepore y voit trois hypothèses.

«Les meilleures performances de la part des aveugles de naissance nous indiquent que le recâblage des relais primitifs – comme celui du thalamus qui projette des circuits au cortex visuel primaire – n’est possible que chez les jeunes enfants, souligne-t-il. La récupération de ces relais primaires ne peut plus se faire lorsque la cécité survient au cours de l’adolescence et que leur spécialisation est établie.»

Mais pour expliquer les meilleures performances des aveugles tardifs par rapport aux voyants, le chercheur évoque une deuxième hypothèse, complémentaire de la première: des circuits neuronaux unissant les cortex visuel et auditif peuvent être réactivés au profit de l’audition quand il n’y a plus d’informations visuelles reçues par le cerveau, ce qui pourrait s’accomplir même à l’âge adulte.

La troisième hypothèse est fondée sur un processus analogue au précédent, mais fait intervenir les circuits allant des centres multimodaux des lobes frontaux et pariétaux aux zones primaires; ce serait dans ces réseaux d’échanges à double voie que le cerveau ferait preuve de plasticité en récupérant ce qui est laissé inutilisé après la cécité.

La poursuite des recherches nous en révèlera sans doute davantage dans un avenir rapproché. Outre Franco Lepore, Maryse Lassonde participe à la direction de ces travaux, de même que Robert Zatorre (de l’Université McGill) dans le cas de Frédéric Gougoux.

Daniel Baril

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