Hebdomadaire d'information
 
Volume 40 - numÉro 24 - 20 mars 2006
 Sommaire de ce numéro
 Archives de Forum

La classification des espèces revue et corrigée

Les travaux du groupe dirigé par Hervé Philippe montrent que l’évolution ne va pas toujours du plus simple vers le plus complexe

À gauche, la classification classique; à droite, la nouvelle classification selon les travaux d’Hervé Philippe

En dehors des spécialistes de la classification des espèces animales, peu de gens pourraient dire ce que sont un céphalocordé et un tunicier. «Sur l’arbre phylogénétique, ce sont les deux embranchements situés immédiatement avant les vertébrés», explique Hervé Philippe, professeur au Département de biochimie et chercheur au centre Robert-Cedergren.

Les résultats de ses travaux publiés dans le numéro de Nature du 23 février dernier viennent de provoquer un certain bouleversement dans la classification de ces espèces. Selon la classification classique, l’embranchement des céphalocordés représenterait les espèces animales les plus proches des vertébrés alors que celui des tuniciers (ou urocordés) précèderait les céphalocordés et serait donc, dans l’histoire de l’évolution, plus éloigné des vertébrés.

Mais selon une recherche postdoctorale de Frédéric Delsuc effectuée sous la direction du professeur Philippe à partir des génomes de représentants de ces trois embranchements, il faudra inverser cette classification.

Céphalocordés et tuniciers

Les céphalocordés sont de petits animaux marins d’environ cinq centimètres de long et qui ressemblent à des larves ou à de petits poissons. L’espèce la plus répandue est l’amphioxus (ou lancelet), qui vit dans les zones sablonneuses sous-marines; cette espèce est très étudiée en zoologie parce qu’elle constitue, de par sa position phylogénétique, un excellent modèle pour l’étude du développement des vertébrés.

Les fossiles des plus anciens céphalocordés remontent à 550 millions d’années. «Les plus lointains ancêtres des vertébrés ressemblaient très probablement à des céphalocordés plus qu’à tout autre animal, estime Hervé Philippe. Les deux embranchements ont été juxtaposés sur l’arbre phylogénétique à partir de leurs ressemblances morphologiques globales.»

Parmi ces ressemblances, on trouve une «corde» nerveuse dorsale (d’où le terme «cordé» ou chordata en latin) considérée comme une lointaine origine de la moelle épinière des vertébrés. Ces animaux possèdent aussi un système nerveux central, des branchies et se développent précocement grâce à 14 gènes homéotiques placés dans le même ordre et s’exprimant de la même façon que chez les vertébrés.

Les tuniciers ont pour leur part moins de ressemblances avec les vertébrés et sont d’apparence plus primitive que les céphalocordés. Certains vivent fixés à des rochers comme les éponges et les coraux. Leurs larves peuvent toutefois ressembler à des embryons de vertébrés comme les têtards et certaines larves ont une corde dorsale.

Séquençage d’ARN

Jusqu’ici, les données moléculaires n’avaient pas permis de confirmer ou d’infirmer la classification fondée sur la morphologie. À partir du séquençage de 146 gènes communs à tous les animaux, l’équipe du professeur Philippe a établi une comparaison entre des représentants des trois embranchements.

«Cette comparaison nous montre que les tuniciers sont plus près génétiquement des vertébrés que ne le sont les céphalocordés», déclare le chercheur.

Selon Hervé Philippe, il est impossible que la proximité entre tuniciers et vertébrés soit le produit d’une évolution concomitante et il faut postuler l’existence d’un ancêtre commun à ces deux familles. Cet ancêtre daterait de la fin du Précambrien (-550 millions d’années), où les formes de vie ont connu une véritable explosion.

«Il est très difficile, à partir des espèces actuelles, de reconstituer les ancêtres communs hypothétiques et de les comparer avec les espèces fossiles connues, reconnait le professeur. L’ancêtre des cordés était très différent aussi bien des céphalocordés et des tuniciers que des vertébrés et l’établissement d’une phylogénie juste est la première étape indispensable pour recréer cet ancêtre. Il faut aussi s’assurer que les résultats ne sont pas le fruit de biais méthodologiques ou d’“artéfacts de construction”.»

Le professeur considère avoir évité ces pièges, mais il s’attend à ce que de telles questions soient soulevées dans le débat qu’ont provoqué ses travaux.

Le mythe de la complexité

Ces travaux montrent par ailleurs que l’essentiel des caractéristiques génétiques des vertébrés était déjà présent il y a 550 millions d’années. «Sur le plan du patrimoine génétique, l’ancêtre commun aux vertébrés et aux tuniciers était beaucoup plus complexe qu’on ne l’imaginait au départ», affirme le professeur.

Mais si les tuniciers sont plus près des vertébrés dans l’histoire de l’évolution alors qu’ils sont moins complexes que les céphalocordés, c’est donc dire que l’évolution ne suit pas nécessairement un développement linéaire allant du plus simple vers le plus complexe.

«L’évolution a procédé par pertes de gènes et certains animaux ont évolué à partir d’ancêtres qui étaient plus complexes qu’eux», soutient Hervé Philippe. À titre d’exemple, il mentionne que les échinodermes – un embranchement d’invertébrés incluant entre autres les oursins et les étoiles de mer – sont génétiquement moins complexes que l’ancêtre qu’ils ont en commun avec les céphalocordés.

«Croire que l’évolution se fait selon une complexification constante est un mythe, déclare-t-il. Ceci n’est vrai qu’en partie et est loin d’être une tendance unique.»

Outre Frédéric Delsuc et Hervé Philippe, l’article de Nature est cosigné par Henner Brinkmann (Département de biochimie) et Daniel Chourrout (Université de Bergen, en Norvège). La recherche a également donné lieu à un article de l’éditeur dans la section «News & Views» du même numéro.

Daniel Baril

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