Hebdomadaire d'information
 
Volume 40 - numÉro 26 - 3 avril 2006
 Sommaire de ce numéro
 Archives de Forum

Les nouvelles inégalités sociales menacent la démocratie

L’abandon du travail aux lois du marché entraine le démantèlement de la stabilité auparavant liée à l’emploi, rappelle le sociologue Robert Castel

Ci-haut: Les pionniers du Département de sociologie ont été réunis le 23 mars, le temps de prendre une photo et d’échanger quelques souvenirs. À la première rangée, le professeur Guy Rocher et Mgr Norbert Lacoste, premier directeur du Département; dans la rangée du haut, Jacques Brazeau, professeur retraité de l’Université Laval, Céline Saint-Pierre, vice-présidente de la Chaire Fernand-Dumont sur la culture (INRS), Denis Szabo, professeur émérite, et Marcel Fournier, professeur au Département.

Ci-bas: Robert Castel était un des invités de marque du colloque du Département de sociologie sur les clivages sociaux.

Avec en toile de fond le mouvement de contestation des jeunes Français qui s’opposent aux contrats de première embauche, le colloque international du Département de sociologie sur les clivages sociaux s’est ouvert le 23 mars dernier par une conférence du sociologue Robert Castel qui était on ne peut plus d’actualité.

Professeur à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris et spécialiste de l’exclusion sociale, le conférencier a dit craindre que la perte du statut d’emploi comme ciment de la société entraine la désagrégation des solidarités sociales. «Nous assistons non seulement à un accroissement des inégalités aux deux bouts de l’échelle de la richesse, mais il s’en crée de nouvelles qui remettent encore plus en question la cohésion de la société», a-t-il déclaré.

Le ciment s’effrite

Selon le sociologue, le développement intensif du capitalisme au lendemain de la Seconde Guerre jusqu’au milieu des années 70 a permis l’établissement d’un équilibre entre la sécurité d’emploi et la production. Même si les inégalités étaient très fortes, la «gestion régulée» a conduit à des protections sociales faisant en sorte que tous les citoyens pouvaient profiter du progrès économique.

«Même si les salaires pouvaient aller du simple au triple dans une même catégorie sociale, les strates étaient unifiées par l’État, qui assurait la cohérence, la protection et la solidarité entre elles. Dans un tel système, les individus forment une société de semblables où tous disposent d’un minimum de ressources et de droits communs et où nul n’est exclu.»

Ce système a connu son apogée au milieu des années 70, après quoi il a été cassé par la concurrence exacerbée du capitalisme international, qui a mené à un processus de décollectivisation et de réindividualisation du travail. En subordonnant les lois du travail aux lois du marché, le chômage de masse et la précarisation sont apparus, de même que des inégalités intracatégorielles qui n’existaient pas auparavant; on s’est retrouvé avec certains ouvriers ou cadres qui travaillaient toute leur vie durant et d’autres qui passaient d’un emploi à l’autre sans aucune protection collective.

On a en fait démembré le statut de l’emploi auquel étaient rattachées la stabilité et la protection. Les contrats de première embauche retirant aux jeunes Français la protection de l’emploi au cours des deux premières années est le meilleur exemple qui puisse être.

Alors qu’une carrière pouvait se dérouler de façon continue dans un contexte encadré et stable, l’intérim et les formes atypiques d’emploi deviennent la norme. «Certains réussissent à s’en sortir et ces réussites fondent le discours néolibéral, souligne le professeur. Si cela n’est pas faux, c’est unilatéral. Ce qui n’est pas dit, c’est que plusieurs classes d’employés autrefois bien intégrées sont maintenant mises hors jeu. C’est la logique de séparation.»

Accorder un statut à la mobilité

Est-il possible, dans cette conjoncture où ceux qui l’emportent sont les plus chanceux et les plus forts, de reconstituer des solidarités sociales? «Je pose un diagnostic sans complaisance, mais je n’ai pas de réponse, avoue le sociologue. Prendre acte de la dégradation du travail lorsqu’on le soumet aux lois du marché n’est pas un remède, mais c’est mieux qu’une absence de diagnostic.»

Les solidarités plus rapprochées fondées sur la famille et sur le milieu immédiat ne sont pas disparues mais demeurent insuffisantes, aux yeux de Robert Castel, pour assurer la stabilité sociale. «Il faut un socle minimal de ressources et de droits pour garantir la solidarité organique», mentionne le sociologue en rappelant les travaux d’Émile Durkheim. À la fin de 19e siècle, Durkheim estimait qu’en contexte industriel la solidarité familiale était devenue inadéquate et qu’il fallait une intervention de l’État; cela serait encore plus vrai aujourd’hui.

Les timides tentatives d’économie sociale ne lui paraissent pas être non plus une solution globale qui permettrait d’échapper à la force des lois du marché. Il faudrait à son avis donner un statut au travail mobile afin d’y rattacher de nouvelles protections sociales pour que le travailleur conserve ses droits. «Ce n’est pas une recette miracle, mais ce n’est pas non plus une utopie.»

Il en irait du maintien de la démocratie. «Les inégalités ne sont pas incompatibles avec la démocratie, mais le nouveau clivage social en voie de s’installer ne convient pas parce que la démocratie doit assurer une forme de protection pour tous», a conclu le conférencier.

Ce colloque de trois jours s’inscrivait dans les activités du 50e anniversaire du Département de sociologie.

Daniel Baril

 

Ce site a été optimisé pour les fureteurs Microsoft Internet Explorer, version 6.0 et ultérieures, et Netscape, version 6.0 et ultérieures.