Hebdomadaire d'information
 
Volume 41 - numÉro 12 - 20 NOVEMBRE 2006
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 Archives de Forum

«Nous sommes dangereusement nécessaires»

À la cérémonie annuelle de remise des bourses de la Faculté des études supérieures, Isabelle Mahy a obtenu le prix de la meilleure thèse en sciences sociales pour l’année 2006. Nous reproduisons le discours qu’elle a prononcé à cette occasion.

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Bravo maman!

Le parcours du doctorat est un voyage initiatique. C’est une véritable expérience de transformation faite de secrets, de drames et de grands moments d’épiphanie. Il faut l’avoir vécu pour saisir la folie du rapport fusionnel qui s’établit entre un être humain et une idée. Pendant plusieurs années cette obsession occupe tout le territoire intellectuel, émotionnel, relationnel, familial et économique.
Toute la vie tourne autour de cette passion et, sur le moment, il semble impossible de pouvoir s’en détacher un jour. Pourtant, en regardant en arrière, on ne voit plus que des sillons sur la mer ou des traces de pas dans la neige, comme le disait Franco Dragone en montrant que ce qui compte dans un récit n’est pas l’inventaire de ses épisodes mais bien la mémoire qu’on garde de l’émotion, la rémanence d’une histoire qui nous a touchés à jamais.

Quand j’ai commencé mon doctorat, j’étais sur le marché du travail depuis 20 ans. J’avais réussi à obtenir un arrangement avec mon employeur mais, malgré cela, j’ai dû renoncer deux années de suite à terminer mon séminaire de thèse parce que «les affaires» l’exigeaient. Je me suis accrochée. Pour trouver des conditions acceptables, j’en suis même venue à changer d’employeur.

Quand est venu le temps de m’engager dans la rédaction de la thèse, il fallait que je prenne un congé sans solde. J’ai deux enfants, un conjoint, des contraintes, je devais trouver une source de financement. J’ai eu beau chercher, j’ai été à deux doigts de devoir abandonner, faute de soutien financier. Des conseils, j’en ai eu beaucoup. Des solutions réalistes, très peu. Pensant sans doute bien faire, un professeur m’a même suggéré d’hypothéquer ma maison. J’ai été mobilisée (ou plutôt immobilisée) par ces conditions jusqu’au jour où j’ai appris qu’il existait des bourses offertes par le programme de sciences humaines appliquées et la Faculté des études supérieures. J’ai eu la chance d’en obtenir une et le ciel s’est ouvert.

J’ai donc pris un congé sans solde qui a été un tourbillon extraordinaire. Tout en rédigeant la thèse, j’ai soumis cinq projets de communications internationales et je me suis retrouvée avec un beau problème: les cinq ont été acceptées! Des semaines entières à écrire, de longues heures à discuter avec des semblables dans des colloques et congrès où je recevais enfin des commentaires sur mon travail! Sans aucune substance illicite, ce furent des mois de high fulgurants d’où ont jailli les lignes de force, les illuminations et les audaces que j’ai présentées dans la thèse. Le pur plaisir de la recherche !

Mais on n’en sort pas indemne. Il y a les dettes, les doutes, les remises en question et la solitude. Mais il y a surtout un regard et des ancrages différents qui guident l’action. On agit autrement, en apportant avec soi ce dont nous avons le plus besoin dans notre société du savoir: du recul, de la substance, une capacité critique, une vision large et une indépendance d’esprit qui sont autant de qualités essentielles pour l’évolution de nos organisations. Dans une société sous pression comme la nôtre, c’est une porte ouverte sur l’innovation. Il faut nous tendre la main. C’est une bouffée d’oxygène que nous offrons à nos entreprises et à nos institutions. Nous sommes la relève! Attention! Nous sommes dangereusement nécessaires!

Pour moi, recevoir le prix de la meilleure thèse alors que je suis engagée dans un postdoctorat, c’est comme changer de focale et passer en panoramique. Soudain, je me sens minuscule au cœur d’une cordillère de massifs et de reliefs mais, en me retournant, je vois que les traces que j’ai laissées derrière moi ont été tatouées dans la neige lumineuse d’un sommet.

Isabelle Mahy

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