Hebdomadaire d'information
 
Volume 41 - numÉro 12 - 20 NOVEMBRE 2006
 Sommaire de ce numéro
 Archives de Forum

S’attaquer à l’identité masculine est «suspect»

Les recherches universitaires sur les hommes sont rares au Québec

Martine Saulnier

«Les filles, c’est bien meilleur que les garçons.»
En prononçant cette phrase anodine, Mathieu, 10 ans, ne se doutait pas qu’il allait entrainer sa mère, Martine Saulnier, dans cinq années d’études sur la masculinité au 21e siècle.

«J’hésitais entre ce sujet et un autre, dit la doctorante. Mais je me suis dit que, si mon propre fils avait intégré la conviction que les filles étaient supérieures aux garçons, c’est qu’il s’était passé quelque chose dans la construction de son identité. Jamais, à son âge, je n’aurais dit une chose pareille. Dans les années 70, c’était les hommes qui étaient les meilleurs.»

Boursière pour trois ans du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), dont elle a reçu 105 000 $, Martine Saulnier a entrepris une série d’entrevues avec des hommes de 30 à 40 ans, hétérosexuels, invités à lui confier ce que c’est qu’être un homme au Québec. Elle n’a terminé qu’une dizaine d’entrevues jusqu’à maintenant, mais déjà un portrait se dessine. «Les hommes d’ici ont beaucoup à dire sur leur identité, leurs rapports avec les femmes et la paternité.»

La condition masculine semble revêtir une couleur particulière au Québec, où le féminisme a beaucoup fait avancer la cause des femmes depuis les années 60 mais en brouillant les balises des hommes. Une pléthore de reportages dans les médias écrits et électroniques ont fait état de la «crise» masculine, et des essais ont été publiés sur le sujet. Mais les véritables «études masculinistes» n’ont pas trouvé leur place dans les universités québécoises francophones. À peine quelques cours sont-ils donnés actuellement sur ce thème particulier. «Pourtant, signale Mme Saulnier, les men’s studies sont en plein essor dans les universités de langue anglaise et en Europe. En 2005, le site <Amazon.com> recensait plus de 300 monographies écrites par des universitaires sur le sujet. Par comparaison, en 1970, on n’en comptait que... 3.»

Anecdote révélatrice, quand Martine Saulnier a inscrit son sujet de thèse sur les formulaires de demande de subvention du CRSH et du Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture, elle a dû cocher la discipline «études féministes».

«Papa t’aime»
Au Québec, à l’exception de quelques chercheurs de l’Université Laval (Michel Dorais, Richard Cloutier et Gilles Tremblay) et de l’Université de Montréal (Gilles Rondeau et Germain Dulac), peu d’universitaires mentionnent la condition masculine dans leurs champs d’intérêt. Ce phénomène est paradoxal, compte tenu du fait que le Québec est souvent cité par les chercheurs étrangers comme un endroit en Occident où la crise masculine est particulièrement aigüe. «Il y a ici un tabou autour de la question. S’intéresser à l’identité masculine, c’est suspect», résume l’étudiante, qui n’échappe pas au sentiment d’étrangeté ambiant. La réaction qu’elle suscite lui fait dire que son sujet est «politiquement très chargé».

L’homme québécois est peut-être en crise, mais il est égalitaire et sensible. «Moi, je ne le changerai pas», dit Martine Saulnier.

Comment expliquer cette réaction? Par plusieurs raisons, certainement. Mais une partie de l’explication se trouve dans l’existence de groupes masculinistes qui font beaucoup parler d’eux, et pas toujours en bien. Certains expriment leur opposition au féminisme, par exemple. Et puis il y a les manifestations spectaculaires de pères dépossédés de leurs enfants à l’entrée du pont Jacques-Cartier.

Dans son travail codirigé par Gilles Rondeau (École de service social) et Jean Poupart (École de criminologie), Martine Saulnier entend insuffler de la rigueur dans le traitement de ce sujet multidisciplinaire qui touche à la sociologie, à l’histoire, au service social, à la psychosociologie de la communication des sciences du comportement. «Si on entend beaucoup parler des difficultés de la masculinité, c’est généralement en adoptant une position de lieu commun, remarque-t-elle dans un résumé de son projet. Les débats se font généralement autour d’opinions basées tantôt sur la pratique d’intervenants auprès des hommes, tantôt sur le simple fait de l’expérience personnelle vécue, beaucoup plus rarement sur des études scientifiques. [...] De toutes les études réalisées ici et ailleurs, assez peu d’études ont adopté des positions épistémologiques que nous nous proposons d’utiliser, c’est-à-dire un point de vue interactionniste symbolique.»

La revanche de la décrocheuse
Avec ses cheveux aux mèches rouges, Martine Saulnier assume pleinement son côté marginal. «Je suis une décrocheuse», lance- t-elle quand on lui demande de relater son cheminement scolaire.

À l’adolescence, la jeune femme originaire du quartier Ahuntsic a effectivement abandonné ses études secondaires pour «servir des hotdogs et de la bière». C’est à la faveur d’un programme de retour aux études qu’elle suit un cours intensif d’informatique au Collège de Rosemont dans les années 80. Avec son attestation d’études, elle trouve un emploi de chargée de projet en informatique, qu’elle exercera pendant 15 ans pour différents organismes dont la Ville de Verdun, Vacances Air Canada, Télébec et les Produits forestiers Alliance. En 2001, cette dernière entreprise est achetée par Bowater et, à la suite de la restructuration, on lui offre une indemnité de départ. «C’était l’occasion, pour moi, de revenir aux études», relate-t-elle.

Après avoir terminé un certificat en intervention psychosociale à l’UQAM, elle s’inscrit au baccalauréat en communication sociale et publique à la même université, puis à la maitrise. Son sujet: la construction sociale de la déviance dans les groupes de pairs. «Je m’intéresse depuis longtemps à la construction de l’identité. Même quand je travaillais en informatique, c’était les relations humaines qui suscitaient le plus mon intérêt.»

Au moment de son inscription à la maitrise, l’étudiante reçoit une bourse de 10 000 $, accordée au «meilleur dossier à l’admission». Avec l’obtention de la bourse au doctorat du CRSH, l’étudiante sait qu’elle performe bien dans les concours. La revanche de la décrocheuse? «On peut dire ça comme ça», répond-elle en riant.

Si elle a bien hâte d’entamer son analyse de discours sur les hommes québécois, elle retient ses impressions pour ne pas l’influencer. «Ce n’est pas à moi de dire si l’homme d’ici est en crise. Mais ma perception du Québécois type n’est pas mauvaise. C’est en général un homme ouvert aux questions d’égalité et sensible. Je ne le changerai pas.»

Mathieu-Robert Sauvé

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