Hebdomadaire d'information
 
Volume 41 - numÉro 12 - 20 NOVEMBRE 2006
 Sommaire de ce numéro
 Archives de Forum

Une forêt peut cacher un arbre

En biologie évolutive, les stratégies de survie assurent parfois un meilleur succès que la reproduction, estime Frédéric Bouchard

Frédéric Bouchard

On dit qu’un arbre peut cacher la forêt, mais il arrive aussi qu’une forêt ne soit qu’un seul arbre. C’est le cas des bosquets de peupliers faux-trembles, dont tous les troncs sont en fait les branches d’un même arbre. Ce sont des clones de l’arbre originel.

Selon Frédéric Bouchard, professeur au Département de philosophie et spécialiste de la philosophie de la biologie, ce procédé de croissance, qui est une stratégie de survie individuelle, assure une meilleure persistance à l’arbre que le procédé de reproduction par les graines. Dès lors, le concept de capacité adaptative (ou fitness), qui est au cœur de la théorie de l’évolution, ne tient plus puisqu’il ne repose que sur le succès reproducteur.

«La fitness se mesure au nombre de descendants possibles ou réels, signale le philosophe. Mais ceci ne peut expliquer l’adaptation des espèces clonées, des insectes sociaux ou des communautés qui vivent en symbiose comme les termites et les champignons et qui sont laissées-pour-compte dans le modèle orthodoxe.»

Au concept standard de capacité adaptative, le professeur Bouchard oppose celui de la «fitness écologique», fondée sur les capacités d’un individu de pouvoir assurer sa propre préservation dans un environnement donné.

Un arbre de 47 000 troncs
Le cas du peuplier faux-tremble est un excellent exemple pour illustrer ce propos qu’il défendait au cours de conférences récentes à l’Université de Paris 1 et à la Philosophy of Science Association. Bien que cet arbre puisse se reproduire grâce à des graines, ses rhizomes produisent des repousses (ramets) qui peuvent être considérées comme des excroissances de l’arbre d’origine. On connait un bosquet de peupliers faux-trembles de 47 000 troncs en Utah qui couvre une superficie de 106 acres. L’âge de certains bosquets est estimé à plus de un million d’années!

«Il y a consensus chez les botanistes pour reconnaitre un tel ensemble comme un même organisme», affirme Frédéric Bouchard.

Les ramets viennent même court-circuiter le processus de reproduction en accaparant les ressources du milieu, empêchant ainsi les graines de l’arbre de prendre racine. En limitant de la sorte la compétition, l’arbre d’origine s’assure une meilleure persistance. Voilà donc un cas où la survie de l’individu va à l’encontre de sa reproduction, ce qui semble tout à fait inadaptatif.

«Dans des cas comme celui-là, la solution radicale est de voir le processus de reproduction comme une stratégie parmi d’autres pour survivre et évoluer et non comme la seule stratégie», estime le professeur.

Mais y a-t-il encore évolution et adaptation? Comment un tel organisme peut-il passer à travers les conditions environnementales changeantes au fil des millénaires? «L’adaptation est obtenue par la lente accumulation de changements parmi les parties du système et non par une sélection sur la descendance, répond le chercheur. Il y a bien sélection naturelle, mais sur les parties de l’organisme.»

Les rhizomes du peuplier faux-tremble, et les ramets qu’ils produisent, ne sont pas totalement identiques les uns par rapport aux autres; leur position et leur déroulement géographique différenciés vont contribuer de façon variée à la perpétuation du bosquet. Un ramet est ainsi plus proche génétiquement du ramet qui l’a engendré et certains auront, en fonction des ressources abondantes ou limitées du milieu où ils croissent, plus de succès que d’autres.

Si la capacité adaptative se mesure habituellement par le nombre de descendants, la fitness écologique pourrait se définir par la longévité de l’organisme. Selon le professeur Bouchard, cette analyse, qui aurait le mérite de présenter une compréhension unifiée de la fitness et de l’évolution, vaut aussi pour les insectes sociaux comme les fourmis et les termites, dont la colonie peut être considérée comme un même organisme.

L’analyse vaudrait également pour des comportements comme l’altruisme chez l’espèce humaine. Expliqués traditionnellement par l’«égoïsme du gène», les comportements sociaux couteux pour un individu offrent une nouvelle perspective lorsqu’on les observe sous l’angle des avantages pour la collectivité. Mais nous sommes ici dans la sélection de groupe, un concept qui hérisse les évolutionnistes orthodoxes.

Cette colonie de peupliers faux-trembles ne serait qu’un seul et même organisme.

Un nouveau danger: le dessein intelligent
Aux yeux de Frédéric Bouchard, de telles reformulations ne minent en rien la théorie de l’évolution. Au contraire, «les suggestions d’amendements à une théorie font partie de la science, dit-il. La théorie de l’évolution n’est pas une religion. C’est vivant. Si une théorie n’évolue pas, elle devient un dogme et ce n’est plus de la science.»

Le danger ne vient donc pas de la réévaluation des concepts, mais de ceux qui utilisent le langage scientifique sans en respecter la méthode. Le professeur vise notamment ici les tenants du dessein intelligent. «Leur rhétorique est plus pernicieuse que celle des créationnistes puisqu’ils adoptent certains concepts scientifiques alors que les créationnistes les refusent, souligne-t-il. L’apparence de science dans leur discours risque de séduire, mais plusieurs sont de mauvaise foi.»

Les zones d’ombre d’une théorie scientifique ne peuvent en aucune façon servir de points d’appui à une approche pseudo-scientifique. «Les théories scientifiques ont un horizon et au-delà de cet horizon elles ne peuvent pas se prononcer», reconnait le chercheur.

Daniel Baril

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