Hebdomadaire d'information
 
Volume 41 - numÉro 16 - 15 JANVIER 2007
 Sommaire de ce numéro
 Archives de Forum

Découverte d’une correspondance inédite du frère Marie-Victorin

André Bouchard lève le voile sur l’épisode cubain du célèbre botaniste

Le frère Marie-Victorin (à gauche) et le frère Léon au cours d’un séjour à Cuba

Sources: Division des archives, Fond Jules-Brunel

Conrad Kirouac, alias le frère Marie-Victorin (1885-1944), a travaillé en étroite collaboration avec un botaniste français en mission à Cuba, le frère Léon (J. S. Sauget), qui étudiait la flore cubaine. Il a pris cette collaboration tellement au sérieux qu’il s’est lui-même rendu sur l’île sept fois dans les cinq dernières années de sa vie. Il considérait même les Antilles comme son «habitat écologique», ainsi qu’il l’écrit dans une lettre inédite récemment mise au jour par André Bouchard, professeur au Département de sciences biologiques et ancien directeur de l’Institut de recherche en biologie végétale.

Au cours des six mois passés, le professeur Bouchard a recopié et annoté la correspondance de Marie-Victorin avec le frère Léon, dont l’ouvrage en cinq tomes, Flora de Cuba, a fait école après l’accident fatal de l’ecclésiastique. Dans le document qu’il a transcrit et dont il achève actuellement l’édition critique, M. Bouchard a découvert l’ampleur de cet échange épistolaire, qui s’étend sur trois décennies. «On savait que le frère Marie-Victorin avait étudié la flore de Cuba, mais on ne soupçonnait pas l’importance de cette étude», indique le chercheur. Il a écumé les manuscrits du frère des Écoles chrétiennes, qui reposent à la Division des archives de l’Université de Montréal.

«Au moment où Marie-Victorin aurait pu profiter de son grand bureau au Jardin botanique de Montréal et des retombées de son œuvre maitresse, la Flore laurentienne, il choisit de se consacrer à la flore de Cuba. Ça en dit beaucoup sur le personnage», commente le botaniste. Pour André Bouchard, c’est une caractéristique des grands chercheurs. Lorsqu’ils ont terminé un projet d’envergure, ils cherchent de nouveaux défis, et l’exploration de la flore antillaise était à la mesure du fondateur du Jardin botanique.

Dans une lettre rédigée le 13 septembre 1939, alors qu’il revient à Montréal, Marie-Victorin ne cache pas sa lassitude de devoir se consacrer à ses «deux familles»:celle de l’Institut botanique et celle du Jardin botanique. «J’ai commencé à comprendre là que j’avais maintenant assez d’enfants sur les bras pour ne plus être capable d’émigrer», écrit-il. Et il ajoute: «Je suis maintenant à la job, comme on dit au Canada; les problèmes m’y attendent, qui valent bien ceux que vous présentent vos Cocothrinax. Les miens ont souvent plus d’épines que de fleurs et ils ne restent pas en place comme les vôtres.»

Un homme fortuné
Ceux qui s’intéressent à l’histoire des sciences au Canada découvriront, grâce au travail de M. Bouchard, que le frère avait un statut particulier à l’intérieur de sa congrégation. «Il jouissait d’une fortune personnelle considérable, héritée à la mort de son père. Et, en dépit de son vœu de pauvreté, il avait obtenu de ses supérieurs l’autorisation de disposer de son argent, explique M. Bouchard. Cela lui a donné l’occasion d’effectuer six de ses sept voyages sur l’île en avion, alors que le premier fut avec son chauffeur et sa voiture personnelle, et de résider à l’hôtel plutôt que dans les presbytères.»

Sans sa tenue d’homme d’Église (qu’il revêtait surtout au moment des cérémonies officielles et devant les photographes), Marie-Victorin a pu herboriser en toute quiétude dans ce pays latin. Au total, il aura vécu sur l’île pendant 14 mois durant les cinq dernières années de sa vie. Il joignait l’utile à l’agréable en fuyant l’hiver québécois, qu’il abhorrait. D’ailleurs, plusieurs lettres portent sur l’état de santé du botaniste québécois.

C’est à la lecture des Itinéraires botaniques, un ouvrage en trois volumes relatant les séjours de Marie-Victorin à Cuba, que l’intérêt d’André Bouchard pour sa correspondance a vu le jour. Dans ce document peu connu, dont la seule édition remonte aux années 40 et 50, l’auteur tient un journal scientifique. «C’est un ouvrage fascinant sur les plans personnel et scientifique qui contient 650 photos sur plus de 1100 pages. J’ai eu l’idée d’aller vérifier dans le Fonds Marie-Victorin pour en apprendre davantage.»

Une surprise l’attendait: la première lettre du frère Léon est datée du 19 octobre 1908. Leurs échanges ont donc duré au moins 36 ans. Dans cette lettre, le frère Léon explique qu’il a tenté de trouver un ouvrage sur la végétation cubaine, mais en vain. Il lui annonce également son intention de lui envoyer des spécimens de plantes exotiques.

Éditeur recherché
À la Division des archives, André Bouchard a trouvé quelque 200 lettres, la majorité signées «Fre Léon». «Comme ce sont pour la plupart des lettres manuscrites, nous n’avons pas retrouvé l’intégralité de la correspondance, précise-t-il. La majeure partie des lettres de Marie-Victorin retrouvées étaient celles qu’il dictait à sa secrétaire, qui les tapait avec un carbone.»

Dans l’introduction qu’il signe, le professeur d’écologie mentionne que la correspondance fait la lumière sur ce qui a poussé le scientifique canadien-français vers la perle des Antilles. «Un peu comme le moule d’une sculpture ou le plan d’architecte pour un édifice, écrit-il, la correspondance explique leurs cheminements respectifs pour leurs principales œuvres: les Itinéraires pour Marie-Victorin et la Flora de Cuba pour le frère Léon.»

Les deux hommes avaient des points communs. Membres de la même congrégation, ils étaient des travailleurs infatigables et partageaient la même passion pour la botanique, dont ils avaient acquis les connaissances par eux-mêmes. Ils étaient également conscients de l’importance du réseautage, bien avant que ce mot existe. L’un comme l’autre ont entretenu des relations fructueuses avec des botanistes américains.

Cela dit, la Flora de Cuba et les Itinéraires diffèrent par leur style. «Marie-Victorin préférait considérer la nature dans une perspective écologique, incluant l’homme avec ses rapports au patrimoine écologique, en la peignant avec élégance, parfois avec poésie; le frère Léon, pour sa part, analysait avec précision les espèces qui composaient la flore. Non seulement cette correspondance fait voir l’évolution des projets de chacun, mais elle révèle encore beaucoup plus leurs caractères.»

Appelant une «véritable biographie de Marie-Victorin rendant compte de cet homme extraordinaire et si complexe», le professeur Bouchard signale que très peu de textes ont fait mention de sa fortune personnelle. «Le vieux réflexe canadien-français de méfiance envers l’argent a peut-être censuré cet aspect de sa vie.»

Pour l’heure, André Bouchard scrute chaque lettre afin d’y apporter en bas de page des explications pertinentes. C’est un travail exigeant et long, auquel il consacre une partie de son année sabbatique. Lorsque ce projet sera terminé, il cherchera un éditeur. Mais on ne pourra vraisemblablement pas prendre connaissance de son travail avant le printemps 2008.

Mathieu-Robert Sauvé

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