Hebdomadaire d'information
 
Volume 41 - numÉro 22 - 26 FÉVRIER 2007
 Sommaire de ce numéro
 Archives de Forum

À qui appartiennent les musiques traditionnelles?

Brigitte Des Rosiers étudie l’aspect éthique de l’utilisation des mélodies folkloriques

Brigitte Des Rosiers

Brigitte Des Rosiers

De plus en plus de musiciens inscrivent sous leur nom, au registre des sociétés de gestion du droit d’auteur, des musiques traditionnelles de leur communauté d’origine. Ce phénomène d’appropriation s’accélère avec les années et soulève de nombreuses questions, notamment en ce qui a trait aux droits d’exploitation des musiques traditionnelles, parfois centenaires.

Brigitte Des Rosiers, chercheuse au Centre de recherche en éthique de l’UdeM (CREUM) et ethnomusicologue, étudie les aspects éthiques et juridiques de la protection des musiques traditionnelles dans ses travaux de postdoctorat. Le système de droit d’auteur, tel qu’il s’applique dans la plupart des pays, accorde aux individus un droit de propriété sur leurs compositions originales. Ce droit est limité à 50 ans après la mort du compositeur au Canada et à 70 ans dans le cas des États-Unis. Après, les œuvres passent au domaine public. Or, les musiques patrimoniales et traditionnelles, pour lesquelles il n’existe pas d’auteurs connus, sont également du domaine public. «Il est donc possible d’utiliser ces musiques et de les exploiter financièrement sans avoir à payer des droits aux communautés dont elles proviennent», explique-t-elle.

Le premier disque du duo Deep Forest (formé des musiciens français Michel Sanchez et Éric Mouquet), paru en 1992, est un exemple de ce type d’exploitation. Les musiciens ont intégré à leurs compositions des extraits de chants tirés de disques initialement produits par des ethnomusicologues. Or, ces derniers enregistrent depuis plus d’un siècle des musiques traditionnelles dans le but d’analyser le matériel musical (transcription, conservation dans des archives). «L’ethnomusicologue travaille sur le sens que ces musiques peuvent avoir pour les sociétés qui en font usage et s’intéresse à leurs caractéristiques ainsi qu’à leurs aspects sociologiques», indique Mme Des Rosiers. Cependant, cette idée de conservation et de préservation entre maintenant en conflit avec certains intérêts économiques.

 Pour une plus grande protection
Des groupes issus notamment des communautés autochtones et aborigènes se sont élevés contre ce qu’ils estiment être des formes d’appropriation de leurs savoirs traditionnels. Ils font valoir leur droit d’exercer un contrôle juridique sur l’accès et sur la diffusion de leurs productions culturelles et artistiques.

 Attentive à ces revendications, l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) a élaboré un ensemble de propositions pour contrer l’exploitation non autorisée des musiques traditionnelles. Elle encourage principalement les communautés, groupes ou États à devenir eux-mêmes propriétaires de leur patrimoine musical.

 Dans son travail postdoctoral, Brigitte Des Rosiers tente de comprendre quels sont les fondements éthiques sur lesquels se basent ces propositions tout en réfléchissant sur l’apport de l’ethnomusicologie dans ce débat essentiellement juridique et politique. Pour la chercheuse, ces nouvelles dispositions de l’OMPI sont critiquables à bien des égards et soulèvent des questions d’ordre ethnomusicologique importantes puisqu’elles touchent à l’identité et redéfinissent les rapports entre l’individu, la musique et sa communauté.

Pour assurer cette protection, l’OMPI recommande à chaque communauté de faire l’inventaire de son patrimoine. Mme Des Rosiers croit que cet exercice est difficilement envisageable pour les sociétés nées de métissages. «Il peut être extrêmement difficile de déterminer la paternité de tel rythme ou de telle mélodie», déclare l’ethnomusicologue.

Mme Des Rosiers prend comme exemple la musique créole de l’île Rodrigues (faisant partie de la république de Maurice), qu’elle a analysée lors de ses études de doctorat. «Comment cette communauté peut-elle prétendre être la propriétaire exclusive d’un répertoire musical majoritairement construit sur des emprunts à d’autres musiques, notamment européennes, dont certaines sont surement encore inscrites au registre du droit d’auteur?» signale-t-elle.

 L’ethnomusicologue se dit aussi surprise par les arguments qu’utilisent les défenseurs des propositions de l’OMPI. «Ceux-ci s’appuient très souvent sur une vision essentialiste de la culture, oubliant du même coup les récentes théories constructivistes de l’identité et de l’ethnicité, ainsi que les données ethnographiques pourtant abondantes sur la formation des répertoires traditionnels, mentionne la spécialiste. La plupart des défenseurs des positions de l’OMPI soutiennent aussi cette idée erronée que tout ce qui est traditionnel et non occidental est collectif.»

Par opposition, les musiques occidentales sont perçues comme des œuvres individualistes (un artiste pour chaque œuvre) où l’originalité occupe une place de choix. Pour Mme Des Rosiers, cette perception ne tient pas compte du fait que certains systèmes coutumiers attribuaient des droits de propriété exclusifs à des individus et non à la collectivité. Quant à la notion de création collective, elle n’y croit tout simplement pas. «Ce sont toujours des individus qui créent de la musique, mais ils ne créent pas à partir du néant. Ils partent toujours d’un répertoire existant, quelle que soit la tradition», soutient-elle.

De nouveaux instruments de contrôle
 La chercheuse énonce également quelques craintes relatives à l’émergence de la censure dans certaines communautés, au sein de certains groupes ou États. «Au fond, l’OMPI veut mettre en place des instances qui percevront des droits d’auteur, mais qui donneront aussi les consentements pour les utilisations du patrimoine, dit-elle. Ces instances auront la responsabilité de la définition et de l’orientation identitaires. Elles auront donc un contrôle sur l’expression de leurs membres, qui pourraient avoir des idées ou des perceptions différentes de ce qui serait considéré comme étant la bonne façon de représenter cette minorité ou ce groupe.» Elle souligne au passage que les propositions de l’OMPI entrainent d’autres problèmes comme celui des communautés établies sur plus d’un territoire ou d’un État.

 Certains États africains ont déjà nationalisé leurs patrimoines musicaux, sans se soucier du fait que les musiques qu’ils ont rattachées à leurs répertoires appartiennent à des ethnies transfrontalières, ce qui complexifie le débat. À quand un catalogue des traditions musicales pour chaque pays?

Natacha Veilleux

Collaboration spéciale

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