Hebdomadaire d'information
 
Volume 41 - numÉro 26 - 2 avril 2007
 Sommaire de ce numéro
 Archives de Forum

Soigner les enfants à l’heure des familles réinventées

La complexité des rapports parents-enfants exige la mise en place de nouvelles pratiques médicales ouvertes sur le social, selon l’anthropologue Sylvie Fortin

Dans le contexte d’une instabilité familiale croissante, les institutions contribuent à maintenir un lien de stabilité. Il faut, croit l’anthropologue Gilles Bibeau, humaniser le travail du médecin.

Elles sont nucléaires, recomposées, monoparentales, immigrantes, multigénérationnelles, homosexuelles, hétérosexuelles, transnationales… Les familles contemporaines offrent de multiples visages. Cette pluralité complique l’approche thérapeutique des intervenants en milieu pédiatrique qui, tout en administrant des soins, doivent apprivoiser la différence. «Il est ardu de ne pas être normatif quand on parle de la famille. Nous avons toujours cette idée de la famille idéale», reconnait la psychiatre française Marie-Rose Moro, qui était au nombre des spécialistes invités à  la 5e Journée de pédiatrie interculturelle au CHU Sainte-Justine pour discuter de l’avenir des familles réinventées.

«La complexité des rapports parents-enfants exige la mise en place de nouvelles pratiques médicales ouvertes sur le social», déclare Sylvie Fortin, anthropologue au Département de pédiatrie de la Faculté de médecine, qui s’est jointe en 2004 au personnel de l’Unité de pédiatrie interculturelle de l’hôpital pour enfants. Comment, en effet, ne pas considérer la mère qui ne parle ni français ni anglais, le beau-père qui entretient une relation difficile avec l’enfant de sa conjointe ou les parents qui s’opposent à certains traitements au nom de leurs croyances religieuses? «Humaniser le travail du médecin est d’autant plus important que les maladies sont de plus en plus difficiles et impliquent une longue relation avec l’hôpital», renchérit Gilles Bibeau, professeur au Département d’anthropologie.

Vers la pluriparentalité
Combien de parents faut-il pour élever un enfant? Tout un village, selon le proverbe africain. La maxime semble s’appliquer au Québec depuis quelques années, où la proportion de divorces et de familles recomposées est en progression. Environ 14 % des familles biparentales étaient des familles recomposées en 2001. Le nombre de ménages de ce type serait encore plus grand puisque ces chiffres n’englobent que les familles où les enfants résident la majorité du temps. Par ailleurs, deux enfants québécois sur trois âgés de 0 à 13 ans en 1996-1997 étaient susceptibles de voir l’un de leurs parents, sinon les deux, former une seconde union dans les cinq années suivant la séparation.

«Souvent, il y a un effet de dominos entre les ménages, indique Céline Le Bourdais, directrice du Centre interuniversitaire québécois de statistiques sociales. Ce sont des familles qui sont liées les unes aux autres, avec des enfants qui se promènent entre elles. Qui joue alors le rôle de parent auprès des enfants? Qui ira aux rendez-vous médicaux: le père? la mère? le beau-père? la belle-mère? Dans le contexte d’une instabilité familiale croissante, le rôle des institutions est maintenant de fournir un lien de stabilité.»

Les beaux-parents ne sont pas les seuls acteurs supplémentaires à graviter autour de l’enfant. En janvier dernier, la Cour d’appel de l’Ontario a ouvert la porte à la multiparentalité en décidant qu’un petit garçon de cinq ans pouvait dorénavant compter sur trois parents: le père, la mère et la conjointe de la mère. Si le Québec n’a pas encore suivi, il permet aux enfants d’avoir deux pères ou deux mères, mais pas plus de deux parents. Sur ce sujet, l’ethnologue Chantal Collard, de l’Université Concordia, se montre catégorique. «Il faut au moins deux parents de sexe différent, affirme-t-elle. Même si ce ne sont pas les parents biologiques, il y a moyen de refaire la combinaison en faisant appel à des frères, des sœurs, des oncles, des tantes... C’est ce qu’on appelle la petite parenté. Plusieurs sociétés y accordent une grande importance.» Elle croit que la famille contemporaine se dirige ainsi vers la pluriparentalité.

Plus que jamais, le personnel médical est appelé à faire preuve d’ouverture à l’égard de cette famille aux contours insaisissables, tout particulièrement quand vient le temps de discuter avec ces parents venus d’ailleurs. Il se produit parfois un choc entre les modèles de parentalité inculqués. «En matière de soins, il ne s’agit pas toujours de prescrire, mais surtout de négocier, constate la psychiatre Marie-Rose Moro, spécialisée en consultation transculturelle. Sinon, la prescription s’avère vide de sens. Ce qui nous fait horreur chez l’autre nous appartient aussi quelque part. Cela réside en soi d’une manière différente. Il est donc important pour le clinicien de travailler avec une pluralité de points de vue et non seulement avec la vision judéo-chrétienne.»

Gilles Bibeau et Sylvie Fortin

Gilles Bibeau et Sylvie Fortin travaillent à l’Unité de pédiatrie interculturelle du CHU Sainte-Justine.

Le droit à l’enfant
Si la procréation a été élevée par le clergé au rang de devoir, elle est désormais considérée par plusieurs comme un droit individuel. Un certain narcissisme influerait sur la décision d’avoir un enfant, selon le sociologue Daniel Dagenais, de l’Université Concordia. «Nous arrivons à l’épuisement de l’idée moderne des unions d’amour. Nous pouvons aussi bien dire à notre partenaire “Je veux des enfants avec toi parce que c’est toi que j’aime” que “Je ne veux pas d’enfants  avec toi parce que je t’aime”.» Et Chantal Collard fait remarquer: «L’enfant est devenu un incontournable dans la réalisation de soi, mais pas forcément dans la réalisation du couple.»

Cette tendance expliquerait le nombre croissant de femmes célibataires qui ont recours à l’insémination artificielle grâce au don de sperme anonyme. Mme Collard s’insurge contre cette pratique qui cultive le secret de la parenté et qui, au final, ne peut que nuire au développement de l’enfant. «Le secret sur les origines est terriblement lourd», observe-t-elle.

La néonatologie relèverait aussi de cette «ère de la maternité à tout prix», soutient Marie-Blanche Tahon, sociologue à l’Université d’Ottawa. «Cette pratique nourrit l’imaginaire du droit à l’enfant, dit-elle. Mais c’est insensé. Un enfant ne demande jamais à naitre. Ce droit à la descendance incite-t-il le médecin, par la puissance de la biotechnologie, à se substituer au citoyen? Comment peut-on être si enclin à donner droit à la vie alors qu’y mettre fin demeure encore tabou?»

Marie Lambert-Chan

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