Édition du 10 septembre 2001 / Volume 36, numéro 3
 
  L’homme araignée
Pierre Paquin consacre sa vie à l’arachnologie.

Pierre Paquin n’a aucun malaise à manipuler une des plus grandes araignées du monde, de la famille des mygales, Theraphosa blondi. Pas de danger d’en croiser une dans sa cour, elle vit en Amérique du Sud.

L’Abitibi, en janvier, est le dernier endroit au monde où l’on penserait trouver un entomologiste. C’est là pourtant que Pierre Paquin, emmitouflé jusqu’aux oreilles et muni de pelles et d’un pic à glace, a fait la tournée quotidienne de ses pièges à insectes et arachnides en 1995. «Il existe sept ou huit espèces d’araignées qui sont actives sous la neige, explique cet étudiant au doctorat du Département de sciences biologiques qui a consacré sa thèse à cette faune. Certaines se font même une spécialité de pondre leurs œufs à –40 ºC.»

Même s’il fait très froid durant l’hiver — 34º sous zéro en janvier 1995 —, la surface terrestre, sous la neige, conserve une température de –4 ou –5 ºC. Grâce à une espèce d’antigel dans leur système circulatoire, les araignées et leurs proies continuent donc de se mesurer les unes aux autres, beau temps, mauvais temps.

Pour Pierre Paquin, l’activité hivernale des araignées n’est qu’un des innombrables moyens d’adaptation de ces petites bêtes poilues à huit pattes auxquelles il voue une admiration sans bornes. «À mon avis, les araignées incarnent les plus belles prouesses de la nature pour ce qui est de l’adaptation à l’environnement. Plus on les observe, plus elles nous fascinent», déclare-t-il, des étincelles dans les yeux.

Le chercheur a trouvé chez les arthropodes un objet d’étude oublié par la science moderne, et cela le stimule. Après avoir personnellement épinglé des individus de la plupart des 693 espèces d’araignées du Québec, il a traversé le globe pour aller étudier les araignées de Nouvelle-Zélande et il ne refuse jamais les invitations de collègues américains qui font appel à lui pour identifier des espèces inusitées.

Reste que pénétrer dans le monde des araignées, c’est s’attaquer à une montagne dont on ne connaîtra jamais le sommet. «C’est vrai. Cent maniaques comme moi ne suffiraient pas en 1000 ans à faire le tour de la question.»

Une répulsion irrationnelle

La totalité des 36 000 espèces d’araignées, dans le monde, sont prédatrices; toutes produisent de la soie et sécrètent un venin. Très puissant pour leurs proies, ce venin est toutefois bénin pour les humains, sauf en de rarissimes cas. Au Québec, la pire morsure d’araignée provoque autant de douleur qu’une… piqûre de maringouin. La répulsion généralisée envers ces animaux qu’on associe aux sorcières et aux vampires est donc parfaitement irrationnelle.

«L’utilité des araignées se situe d’abord dans le contrôle des populations d’insectes, explique le biologiste. Vous seriez surpris d’apprendre le nombre d’araignées qui nous entourent. On parle de centaines d’individus par mètre cube. Il y en a dans tous les milieux: les champs, les forêts, les parterres gazonnés. Sans elles, nous serions infestés d’insectes.»

Mais Pierre Paquin ne tient pas rigueur aux phobiques. Il n’a pas ressenti lui-même d’attirance particulière pour cette faune jusqu’à ce qu’il commence à l’étudier, il y a une dizaine d’années. À peu près tout le monde a peur des araignées ou ressent à leur égard un certain dégoût. Il perçoit d’ailleurs cette gène chez les étudiants de ses cours d’initiation à l’entomologie, au Département de sciences biologiques.

Après quelques cours, ces derniers se montrent toutefois fascinés. Comme le journaliste de Forum. Ce changement de cap plaît visiblement à Pierre Paquin, qui s’est donné pour mission de faire mieux apprécier les arthropodes à la population. Avec l’aide d’une biologiste experte en dissection et dessinatrice hors pair, Nathalie Dupérré, il publiera sous peu le premier guide complet des araignées au Québec.

Pas d’arachnologue au Canada

Les humains percent les mystères des galaxies éloignées, des neutrinos et de la génétique humaine, mais n’ont pas encore terminé l’inventaire des araignées, avec lesquelles ils cohabitent depuis toujours. «Sur les 1350 espèces d’araignées qu’on trouve dans le pays, plus de 200 n’ont pas encore de nom», dit l’étudiant.

Le Canada, qui a déjà eu une très bonne réputation en matière de sciences naturelles, ne compte plus aucun arachnologue professionnel depuis le départ à la retraite de Charles Dundale. Pionnier en la matière au cours des années 50, M. Dundale travaillait au ministère de l’Agriculture du Canada jusqu’en 1991, et la gigantesque collection qu’il a contribué à créer est aujourd’hui sous la responsabilité du… Centre de recherche sur les céréales et les oléagineux! Comptant 400 000 spécimens, elle est pourtant la quatrième en importance sur le continent, après celles de l’Université Harvard, du New York Museum of Natural History et de la California Academy of Science.

C’est dans les locaux qui abritent cette collection, à Ottawa, que Pierre Paquin a passé la plus grande partie de son été. Il s’est penché sur les araignées de petite taille, auxquelles Charles Dundale avait renoncé, faute de temps, dans son ambitieux projet de dresser l’inventaire canadien des araignées. «Le tiers des espèces d’araignées, sous nos latitudes, ne mesurent que de un à trois millimètres», précise M. Paquin, qui les appelle affectueusement ses «petites crottes».

Pour les identifier, il faut de bons microscopes, un fort souci du détail et énormément de patience. Mais cela semble porter ses fruits: alors que les spécialistes croyaient le Canada peu riche en matière d’arachnologie, les travaux de Pierre Paquin apportent une nouvelle lumière. On apprend par exemple que les araignées minuscules sont beaucoup plus communes en Amérique du Nord (950 espèces) que dans le Sud, où l’on n’en dénombre que 200 espèces. Pour passer l’hiver, les «petites crottes» seraient donc avantagées durant le processus de sélection naturelle.

Étudiant et chercheur actif

Si tout va bien, Pierre Paquin déposera sous peu sa thèse et se rendra ensuite en Californie poursuivre des études postdoctorales en biologie moléculaire et en systématique. Il désire ainsi mettre une nouvelle corde à son arc, lui qui est assez ferré en écologie et en taxonomie.

À 36 ans, le jeune homme, qui se qualifie de «tête dure et autonome», ne manque pas de projets. Il a signé huit articles qui paraîtront bientôt dans des publications savantes et autant sont à l’étude dans des comités de lecture. Cette frénésie scientifique découle d’un travail titanesque qu’il a accompli avant même de s’inscrire au doctorat à l’Université de Montréal, sous la direction de Pierre-Paul Harper. Pendant trois ans, il a habité près du lac Duparquet, en Abitibi, afin de recueillir des insectes et des araignées de différents écosystèmes. Les prises hivernales mentionnées ci-dessus ont été faites dans ce contexte. En tout: 9505 échantillons ont été prélevés, contenant de quelques-uns à des centaines d’individus.

Les analyses de ces prises sont loin d’être terminées, mais elles ont déjà révélé des surprises: sur les 80 000 spécimens de 800 espèces, le chercheur a rapporté 34 nouvelles mentions pour le Québec et une soixantaine d’espèces jamais identifiées, «nouvelles pour la science», selon la formule consacrée.

L’évocation de sa cueillette fait sourire l’étudiant. Pas reposante, la vie de chercheur. Lever à 4 h, visite de 21 sites forestiers sur une distance de 500 km, collecte du contenu de près de 200 pièges et retour à 23 h. On remet ça le lendemain pendant 18 semaines. Les week-ends? Connaît pas. «Ça, c’est l’été où j’ai eu de l’aide. Les deux années précédentes, j’effectuais ma tournée seul», dit Pierre Paquin en rigolant.

En dehors du caractère anecdotique de cette quête, le biologiste a contribué à l’étude de la biodiversité. Officiellement, sa thèse porte sur «l’influence de la maturation forestière sur la biodiversité». En termes simples, il a démontré que les forêts les plus âgées de l’Abitibi hébergeaient des espèces d’insectes et d’araignées très particulières. En menaçant ces milieux, l’industrie forestière menace les espèces qui y sont associées.

«Dans une forêt boréale, tout commence avec le feu. L’incendie tue presque tous les insectes. Mais le feu n’est même pas éteint que, déjà, des coléoptères apparaissent. Certains sont dotés de récepteurs à infrarouge pour localiser les incendies. Puis, une cohorte d’insectes colonisera le brûlis pendant 30 à 40 ans, elle-même remplacée par une nouvelle cohorte. Lorsque la forêt atteint un très grand âge, certains insectes s’installent.»

Et la coupe de bois? Elle rompt le cycle d’une façon anarchique, laisse tomber le spécialiste. «Il n’y a pas d’insecte spécialisé dans la coupe à blanc.»

Selon lui, il serait impossible à un individu, ou même à un groupe, d’attraper suffisamment d’insectes pour éliminer ceux-ci d’un terrain donné. Mais il existe un moyen d’extermination très simple: détruire le milieu auquel ces bêtes ont pris des milliers d’années à s’adapter. Voilà un danger qui menace les insectes et arthropodes des vieilles forêts.

Mathieu-Robert Sauvé



 
Archives | Communiqués | Pour nous joindre | Calendrier des événements
Université de Montréal, Direction des communications