Édition du 10 septembre 2001 / Volume 36, numéro 3
 
  La souris sylvestre affectée par les coupes à blanc
François-Joseph Lapointe étudie les effets du morcellement forestier sur le profil génétique de ces petits mammifères.

Selon le professeur François-Joseph Lapointe, l’isolement des souris sylvestres sur les îlots forestiers retrouvés dans les zones de coupe à blanc risque d’entraîner une consanguinité.

Rien ne semble distinguer les 239 souris sylvestres conservées au Laboratoire d’écologie moléculaire et d’évolution, dirigé par François-Joseph Lapointe. Le professeur du Département de sciences biologiques assure pourtant que ces spécimens possèdent des caractéristiques bien différentes selon l’endroit où ils ont été prélevés, dans la région du lac Duparquet, en Abitibi. Certaines sont imperceptibles à l’œil nu et se mesurent uniquement sur les séquences d’ADN, mais ces différences sont très importantes si l’on désire retracer l’arbre phylogénique des populations.

Au cours de diverses expéditions dans la forêt boréale, le biologiste a recueilli à l’aide de pièges «dortoirs» des spécimens provenant de trois types d’habitat: une forêt homogène non fragmentée, des îlots forestiers dans une zone de coupe à blanc et des îles sur un lac. Le but: quantifier l’impact des modifications de l’habitat sur le profil génétique des souris sylvestres. Selon le chercheur, le morcellement forestier naturel —par exemple les incendies de forêt — et l’action de l’homme sur son environnement ont une grande influence sur les souris. «Les migrations des rongeurs dépendent de leur capacité de dispersion et, surtout, des barrières divisant les habitats», dit-il.

Peu de migrations entre les îles

Une recherche menée par un étudiant au doctorat, Pierre-Alexandre Landry, a permis de mieux connaître les facteurs écologiques et géographiques qui altèrent les échanges entre les rongeurs. Des spécimens de souris sylvestres (Peromyscus maniculatus) provenant de six îles du lac Duparquet ont été comparés en utilisant des données moléculaires et diverses mesures crâniennes. La première phase de l’étude visait à tester le modèle d’isolement par distance. «En théorie, plus les populations sont éloignées, plus elles sont différentes génétiquement puisque les individus se reproduisent entre eux», explique le directeur de la thèse, François- Joseph Lapointe.

Les données confirment une grande différenciation génétique entre les populations, effet relié à l’isolement des îles. Mais la corrélation entre les distinctions génétiques et la distance géographique ne tient pas. Du moins à l’échelle microgéographique. «Le modèle d’isolement par distance est basé strictement sur un éloignement géographique et néglige des facteurs comme la biologie de l’espèce et les barrières à la migration», rapporte M. Lapointe. Or, pour les souris sylvestres, la distance est moins importante que la présence d’eau entre les îles, fait-il remarquer. En hiver, les rongeurs pourraient traverser le lac, mais l’aventure se révélerait dangereuse puisqu’ils s’exposeraient aux prédateurs.

À la lumière de la comparaison des marqueurs génétiques, il semble y avoir très peu de migrations entre les îles. Même lorsque celles-ci ne sont séparées que par 400 m! «La distance aquatique qui sépare les îles de la berge donne un indice de la diversité génétique, avise François-Joseph Lapointe. Car les individus se développent dans l’isolement, sans immigration. Les analyses effectuées dans la seconde phase de l’étude de Pierre-Alexandre Landry suggèrent d’ailleurs que les espèces auraient migré du continent.»

Mais qu’est-ce qui pousse une souris à émigrer sur une île? Ses gènes, répond le biologiste. «Il est possible que les souris plus jeunes et plus faibles soient rejetées par des individus dominants, allègue-t-il. Les rongeurs moins agressifs se voient donc contraints de partir ailleurs pour fonder une nouvelle population.» Le fait que, malgré leurs différences génétiques respectives, les souris insulaires se ressemblent davantage comparativement aux populations riveraines tend à appuyer cette possibilité.

De l’Abitibi aux Galápagos

Le simple fait de vivre sur une île confère des caractéristiques particulières aux espèces, soutient M. Lapointe. L’inconvénient majeur: à la longue, les populations risquent de devenir distinctes les unes des autres et d’être incapables de se reproduire entre elles. «Comme l’a observé Darwin, la parade nuptiale des pinsons qui vivent dans l’archipel des Galápagos est si différente de celle des autres pinsons que la femelle rejette énergiquement tout prétendant venu d’ailleurs», cite en exemple le biologiste.

Le phénomène peut-il se produire avec des îlots forestiers retrouvés dans les zones de coupe à blanc? Peut-être, semble dire François-Joseph Lapointe. Car le morcellement forestier modifie bel et bien le profil génétique des souris sylvestres. En comparant la situation observée dans les îles du lac Duparquet avec celle d’îlots forestiers situés dans les zones de coupe à blanc de la forêt boréale, le chercheur veut démontrer que les populations des îlots forestiers sont toutefois moins différenciées que celles des îles du lac. Et ce, même si les distances géographiques entre les îlots sont plus grandes.

«Les échanges entre les souris sylvestres des îlots forestiers sont sans doute plus fréquents puisque les barrières entre ces îlots sont plus faciles à franchir pour les rongeurs, signale M. Lapointe. Mais les risques de consanguinité ne sont pas écartés pour autant. Par ailleurs, on ne connaît pas encore l’impact à long terme des coupes forestières.»

D’après le professeur, dont les travaux sont subventionnés par le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie, cette étude a des retombées importantes, car elle démontre l’incidence du morcellement de l’habitat sur la génétique des populations. De plus, elle apporte une preuve scientifique aux environnementalistes quant à leurs préoccupations.

Près de un million d’hectares de forêt sont coupés chaque année au Canada. «La destruction de la forêt représente l’un des facteurs majeurs de la réduction de la biodiversité, affirme M. Lapointe. Outre les coupes à blanc, qui modifient la génétique des petits mammifères, les incendies de forêt et les pratiques agricoles ont également un effet direct sur la démographie et la différenciation génétique des populations.»

Dominique Nancy

Les souris de l’île Mouk-Mouk

Sous l’action des moteurs, l’eau crée des remous et les chaloupes sont propulsées. François-Joseph Lapointe, professeur au Département de sciences biologiques, et quelques étudiants sont en route pour l’île Mouk-Mouk. Située au sud-est du lac Duparquet, en Abitibi, l’île a une superficie d’environ 78 hectares. C’est la plus grande des 135 îles de ce lac. «Non, ce n’est pas une blague, lance le biologiste. L’île Mouk-Mouk est peuplée de conifères et de feuillus. La vie animale y fourmille.»

Dans le cadre de ses travaux, le professeur Lapointe s’y est rendu la première fois à l’été de 1995 pour prélever des spécimens de souris sylvestres, une espèce commune au pelage gris ou roux, utilisée pour retracer génétiquement les populations insulaires et continentales. «Comment capture-t-on ces rongeurs? On installe à l’aube des pièges “dortoirs”. Il s’agit d’une trappe munie d’un dispositif permettant d’attraper l’animal sans le blesser, explique le chercheur. Pour l’attirer, le beurre d’arachide croquant est d’une grande efficacité. Les souris sylvestres en raffolent! Il suffit de collecter les pièges le matin suivant.»

Si le spécialiste de la biologie moléculaire a parfois l’impression d’être un prospecteur à la recherche de trésors, explorer la forêt boréale n’est pas pour autant de tout repos. Escalades de parois rocheuses, pluies diluviennes et nids de guêpes font partie du programme. Mais pour M. Lapointe, cela ne pose pas de problèmes. Au contraire, il adore le rythme trépidant de l’aventure. Pour lui, rien ne vaut l’expérience vécue.

D.N.



 
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