Édition du 17 septembre 2001 / Volume 36, numéro 4
 
  Les fondements naturels de l’éthique
La neurophilosophie peut apporter un nouvel éclairage sur l’éthique.

Dans sa présentation au congrès de l’ACFAS, Éric Racine a déboulonné quelques mythes entourant l’approche biologique du comportement, comme le déterminisme et le réductionnisme.

Le discours normatif de l’éthique peut-il s’enrichir de l’approche descriptive de la neurologie? Alors que la plupart des éthiciens sont réfractaires à une telle perspective et cherchent d’abord à baliser la recherche en biologie humaine, Éric Racine, étudiant au doctorat en sciences humaines appliquées (option «bioéthique»), n’a pas craint d’aller à contre-courant pour jeter les bases d’un dialogue entre neurosciences et éthique.

Ce thème controversé a fait l’objet d’une présentation qu’il a livrée au congrès de l’ACFAS en mai dernier. L’approche dont il s’inspire et qu’il cherche à mieux faire connaître à son entourage est celle de la neurophilosophie, une discipline qui a pris forme dans les années 80 et à laquelle on rattache, entre autres, l’Américaine Patricia Churchland (Toward a Neurobiology of the Mind) et le Français Jean-Pierre Changeux (L’homme neuronal).

«La neurophilosophie recherche les fondements naturels — c’est-à-dire les connaissances et les faits du monde vivant — qui peuvent être invoqués pour expliquer un comportement, une décision ou une prise de position éthique, explique Éric Racine. On pourrait la qualifier de “métaéthique biologique” dans la mesure où elle fait intervenir les connaissances biologiques comme éléments pertinents pour éclairer des questions métaéthiques.»

Le mythe du déterminisme

Pour rendre son auditoire réceptif à cette approche, l’étudiant a d’abord dû démonter les résistances profondément ancrées, en sciences humaines et sociales, à l’égard de toute perspective biologique. Au premier chef de ces réticences, le déterminisme.

«L’idée qu’une perspective biologique conduise à une vision déterministe repose sur un modèle désuet de la biologie et sur une négligence des résultats empiriques des neurosciences, a constaté l’étudiant. Les sciences de la vie ne défendent pas une telle position et la complexité du système nerveux mis en lumière par les neurosciences proscrit tout déterminisme prédictif global.» À son avis, l’indétermination qui caractérise notre système nerveux serait d’ailleurs un avantage permettant à l’être humain de mieux s’adapter à son environnement que ne le ferait un cerveau rigidement déterminé.

Un autre argument souvent invoqué à l’encontre de l’approche biologique est le réductionnisme dont elle ferait preuve. Pour Éric Racine, cette perception relèverait d’une mauvaise interprétation des observations scientifiques.

«Il faut distinguer le réductionnisme ontologique, qui nie l’existence de certains phénomènes psychologiques ou culturels, et le réductionnisme méthodologique auquel recourent les neurosciences pour expliquer un système à partir de ses composantes et de leurs interactions», précise-t-il. Le réductionnisme méthodologique n’est rien d’autre que la méthode analytique constituant le cœur même de la démarche scientifique.

La métaéthique

Aux yeux d’Éric Racine, la neurophilosophie s’avère toutefois peu utile à l’éthique normative ou à l’éthique appliquée. C’est plutôt la métaéthique qui en tirerait avantage.

«La métaéthique est une réflexion critique sur les concepts fondamentaux de l’éthique normative. Elle peut chercher à définir, par exemple, ce qu’est une valeur, une émotion, la raison ou la pensée, autant de concepts qui peuvent être éclairés par les sciences empiriques.»

À titre d’exemple, il souligne les travaux du neurologue Antonio Damasio, qui ont permis d’établir un lien entre la capacité de raisonner abstraitement et la capacité de ressentir des émotions. Un patient étudié par le neurologue s’est retrouvé totalement incapable, à la suite d’une lésion au cortex préfrontal, d’agir en fonction des attentes de son entourage même si sa capacité de comprendre les conséquences de ses comportements était demeurée intacte. Antonio Damasio a suggéré l’existence d’un mécanisme neurologique permettant de faire la jonction entre les informations émotionnelles et cognitives et qui serait atteint chez le patient en question.

«Ces observations suggèrent qu’on aurait tort de dissocier la raison et les émotions dans la prise de décisions d’ordre moral, souligne M. Racine. Elles mettent en lumière le caractère complexe du jugement moral non seulement sur le plan des stratégies mais aussi en tant qu’expression biologique de la complexité du fonctionnement humain.»

La neurophilosophie peut également jeter un nouvel éclairage sur la culture. L’étudiant cite à titre d’exemple des travaux effectués à l’hôpital Douglas (Université McGill) et qui ont montré que le toilettage chez les rats atténue la réponse endocrinienne au stress en modifiant l’expression de certains gènes. Les individus plus portés sur le toilettage transmettent leur comportement aux générations suivantes qui deviennent par le fait même moins réactives aux stress, ce qui constitue une transmission non génétique d’un trait héréditaire.

Selon Éric Racine, un comportement pouvant être culturellement orienté — ici le toilettage — peut donc modifier le substrat biologique de l’individu. «Ceci donne une efficacité causale à la culture et ainsi une portée et une valeur avérées à l’éthique, souvent perçue comme relevant justement de la culture.»

L’objet de son doctorat demeure toutefois dans la perspective plus traditionnelle de la bioéthique, soit un regard critique porté sur les neurosciences. «Les connaissances scientifiques apportent de nouveaux pouvoirs, souligne-t-il. Il faut se questionner sur ce qu’on fera avec ces pouvoirs.» Le travail est dirigé par Hubert Doucet, de la Faculté de théologie, et Bernard Brais, de l’Institut interuniversitaire de recherche sur les populations.

Daniel Baril



 
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