Édition du 24 septembre 2001 / Volume 36, numéro 5
 
  L'intellectuel public
Joseph Heath est à la fois un savant respecté et un essayiste engagé.

Joseph Heath vit sur le Plateau-Mont-Royal et est ravi d’avoir obtenu un poste dans une université d’expression française. Partisan de l’État-providence, il se dit prêt à… payer les impôts du Québec.

Pour parler d’économie et de politique, il évoque le partage des tâches domestiques entre colocataires; les bouchons de circulation dans les grandes villes; l’efficacité informatique de Wal-Mart; les inondations au Manitoba et la crise du verglas au Québec. Avec Joseph Heath, les vedettes des séries télévisées Seinfeld et Star Treck de même que le sportif Michael Jordan côtoient Jürgen Habermas, Francis Fukuyama, Jean-Jacques Rousseau et Aristote. Pour ce nouveau professeur du Département de philosophie de la Faculté des arts et des sciences, la philosophie est partout.

«Je suis un intellectuel public», dit en souriant le guilleret chercheur de 33 ans, qui fait une entrée remarquée avec la parution de deux livres, dont The Efficient Society (Penguin Books), un ouvrage grand public qui tente d’expliquer pourquoi le Canada est le ou l’un des «meilleurs pays du monde» selon le classement de l’Organisation des Nations Unies. En un mot, le Canada est, à son avis, beaucoup plus efficient qu’il le croit. Et cette efficience est due à un système social-démocrate qui a été établi par des générations d’hommes et de femmes politiques.

En d’autres termes, en adoptant diverses politiques à caractère social, notre pays a construit sans s’en rendre compte une société qui n’a rien à envier aux nations plus riches ou plus puissantes. C’est pourquoi il obtient un excellent score, année après année, dans le classement de l’ONU. D’ailleurs, les médias ont rapporté que le Canada était troisième au dernier bilan, alors qu’il est deuxième, ex æquo avec l’Australie, avantagé par… l’ordre alphabétique. Dans The Efficient Society, qui suscite de Halifax à Vancouver des éditoriaux enthousiastes, Joseph Heath fait l’apologie de l’État-providence. Mais on sent dans ses propos que ce système est fragile.

«Les Canadiens ne perçoivent pas très bien ce que l’État fait pour eux, explique l’auteur. C’est pourquoi les politiciens désireux d’effectuer des compressions dans l’État-providence ont tant de succès. C’est une erreur. Prenez le scandale de l’eau à Wakerton. Jusque-là, on croyait qu’il ne pouvait être que bénéfique de réduire les salaires, de supprimer du personnel. On ne se rendait pas compte que les bureaucrates du ministère de l’Environnement de l’Ontario pouvaient prémunir toute une population contre une contamination de leur eau.»

Bienvenue à Montréal

Accueilli à bras ouverts par le Département de philosophie, qui lui a obtenu une chaire de recherche du Canada dotée d’un budget de 100 000 $ sur cinq ans (sans compter la contribution de l’Université), Joseph Heath est un archétype parfait du «Canadian». Non seulement parce qu’il joue au hockey et pratique la planche à neige, mais parce qu’il incarne à merveille le caractère multiculturel du Canada. Né à Saskatoon, Joseph Heath a étudié à l’Université McGill avec Charles Taylor avant d’entamer une maîtrise et un doctorat à Chicago; il a épousé une Canadienne d’origine chinoise au début de sa carrière universitaire (à l’Université de Toronto); enfin, il parle les deux langues officielles. Son français est remarquable. «J’ai encore des problèmes de grammaire, mais j’arrive à me faire comprendre», dit-il avec modestie.

Capable de discuter avec les «happy fews» de sujets très pointus — il vient de faire paraître un ouvrage savant sur Jürgen Habermas, Communicative Action and Rational Choice, et il ne s’agit pas d’une réécriture de sa thèse —, il est également à l’aise dans des débats d’heure de lunch opposant le gérant d’estrades à l’animateur de tribunes téléphoniques. Son livre sur le système canadien l’a d’ailleurs amené à participer de bon cœur à une douzaine d’émissions de ce type. «Je n’ai pas reçu trop d’injures, même si plusieurs interlocuteurs étaient de fervents partisans de la droite», rapporte M. Heath.

Il a tout de même été appelé à préciser sa pensée et à expliquer en d’autres mots pourquoi le Canada se démarque à ce point dans le concert des nations industrialisées. «L’efficacité est une valeur rentable sur notre continent, dit-il. Aux États-Unis, les gens refusent de faire des compromis au chapitre de la liberté individuelle, ce que plusieurs Canadiens acceptent plus volontiers s’ils estiment que cela en vaut la peine.»

Deux exemples. Il y a quelques années, Joseph Heath discutait avec une Américaine qui a reconnu que le Canada disposait d’un meilleur (et moins coûteux) système de santé. «Mais nous, Américains, n’accepterions jamais d’attendre des heures dans des salles engorgées», a-t-elle lancé en guise de conclusion. De même, les Américains sont nombreux à admettre que la façon la plus sûre de diminuer le nombre de morts violentes sur leur territoire serait de réduire l’accès aux armes. Mais ils sont beaucoup trop attachés à leur liberté de posséder des pistolets et des carabines pour la remettre en cause.

Théorie des jeux et rationalisme

Sur le plan universitaire, Joseph Heath est un spécialiste de la théorie des jeux. «Dans un monde idéal, le nombre de consommateurs pour un marché est illimité et leurs actions ont un impact sur ceux qui offrent les produits, explique-t-il. La vraie vie nous montre bien que les décisions que nous prenons ont une influence sur celles de nos semblables, et inversement. La théorie des jeux tente de tenir compte de cette variable.»

La référence au jeu n’a rien de ludique. Qu’on pense à la dynamique du jeu d’échecs, où chaque joueur planifie son prochain coup en fonction de la réaction de l’autre et ainsi de suite.

Jürgen Habermas, son second sujet d’étude, suscite beaucoup d’intérêt en Amérique du Nord, où il est moins connu qu’en Europe. Il serait actuellement l’un des 10 penseurs les plus cités au monde. Sa théorie de la rationalité instrumentale apporte une nouvelle lumière à la critique du néolibéralisme.

La philosophie, explique le chercheur, est une discipline où les défis de la communication se présentent à tout instant. «C’est un domaine très large où l’on peut faire dire aux mots un peu n’importe quoi. Il faut donc être capable de penser théoriquement tout en s’exprimant clairement.»



Mathieu-Robert Sauvé



 
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