Édition du 15 octobre 2001 / Volume 36, numéro 7
 
  Entre le nécessaire et le superflu
Le gouvernement canadien ferait fausse route en adoptant le modèle de l’Institut Fraser pour déterminer le seuil de la pauvreté.

La pauvreté ne doit pas être réduite à une simple question de revenu, affirme Paul Sabourin.

Bonne nouvelle: l’an prochain, la moitié des gens pauvres du pays auront la joie d’apprendre qu’ils ne sont plus pauvres. Le taux de Canadiens vivant sous le seuil de la pauvreté pourrait en effet passer de 17 à 8 %. Mais leur revenu n’aura pas augmenté pour autant, pas plus que l’indice des prix à la consommation n’aura diminué. Statistique Canada changera tout simplement son barème pour calculer le seuil de la pauvreté.

Le nouvel outil qu’utilisera l’organisme fédéral est fondé sur la valeur d’un «panier de consommation» permettant un niveau de vie «honorable». Le modèle en question s’appuie sur les travaux de Christopher Sarlo réalisés pour le compte de l’Institut Fraser; ce chercheur n’a considéré, pour établir son panier de consommation, que les produits essentiels et éliminé le superflu.

Selon le professeur Paul Sabourin, du Département de sociologie, on passe ainsi d’un seuil de la pauvreté fixé en fonction d’un revenu à un seuil établi d’après la consommation. En apparence, cela peut revenir au même, mais la seconde approche cacherait un vice important, voire un biais idéologique.

«Comment distinguer ce qui est nécessaire de ce qui est superflu? demande le professeur. On réduit la pauvreté à l’aspect financier de la situation, comme le fait l’approche américaine, alors qu’elle est beaucoup plus complexe que cela.»

Plus qu’une question de revenu

Selon l’étude de l’Institut Fraser, le seuil de la pauvreté s’établirait, pour une personne, à un revenu annuel de 7870 $ au Québec. Avec cet indicateur, le taux de pauvreté n’aurait pratiquement pas varié depuis 10 ans et se situerait entre 8 et 10 %.

«L’étude ne tient pas compte de la sociologie de consommation, souligne Paul Sabourin. Par exemple, en effectuant un calcul à partir des prix de vente des grandes surfaces, on ne prend pas en considération que ces commerces sont éloignés des quartiers pauvres et donc inaccessibles à ces populations. De plus, les trajectoires de vie montrent que les gens qui sont acculés au seuil de la pauvreté déterminé par le seul revenu traînent souvent des dettes importantes. Dans certains quartiers pauvres, un tiers de la population est analphabète fonctionnel; ceci est une contrainte objective qui limite non seulement leur intégration au marché du travail mais également leur bien-être vital comme la compréhension d’une ordonnance médicale.»

Dans les années 60, rappelle-t-il, le Québec a investi massivement dans l’éducation pour assurer son développement économique. «Nous avons mis de côté cette perspective pour nous mettre à la recherche des vrais pauvres! On oublie que la pauvreté est un phénomène social plutôt qu’une simple question de revenu.»

Dans ce que le professeur a pu observer au cours de ses travaux, des personnes qui gagnent des revenus supérieurs au seuil de la pauvreté souffrent parfois de malnutrition parce qu’elles n’ont pas les moyens intellectuels ni les ressources d’encadrement nécessaires pour gérer leur vie de façon convenable. «Il y a des gens qui dépensent tout leur argent d’un seul coup. Leur en donner plus ne serait pas suffisant. En région, si l’on a une famille et qu’il faut assumer les frais d’une voiture pour aller travailler, on est pauvre si l’on ne gagne que le salaire minimum.»

Effet de la mondialisation

Paul Sabourin s’indigne du fait que l’étude de l’Institut Fraser, considérée par plusieurs comme extrémiste, devient une référence nationale alors que de nombreuses recherches universitaires indiquant une augmentation de la pauvreté demeurent méconnues ou ignorées.

«Les idées de Christopher Sarlo ont été reprises par certains médias, qui ont prétendu que la résurgence de l’aide alimentaire était due à une augmentation de l’offre de la part des organismes de charité», s’étonne le professeur.

Une recherche qu’il a publiée l’année dernière montre que 64 % des services d’aide alimentaire ouverts en Estrie et en Mauricie après 1985 ont en fait été établis entre 1991 et 1995. «Ces dates coïncident avec l’intensification des idéologies et des pratiques de mondialisation», souligne-t-il.

La restructuration de l’économie a fait baisser la demande de travailleurs manuels, qui constituent la main-d’œuvre industrielle de plusieurs régions, et un fossé se creuse entre leurs compétences et les nouveaux besoins du marché. Selon Paul Sabourin, le développement de l’aide alimentaire résulte du choc de cette restructuration à l’échelle mondiale et marque l’apparition d’une «économie de la pauvreté de masse» au Québec comme dans les autres pays industrialisés.

«Ceci est notamment appuyé par le fait que la clientèle des services alimentaires est sociologiquement diversifiée, ce qui démontre une multiplicité des milieux de vie atteints par l’exclusion économique.»

Quant à savoir où fixer le revenu permettant d’établir un seuil de la pauvreté, Paul Sabourin considère que cela ne relève pas de la science. «La science ne perçoit qu’un aspect de la réalité économique et sociale et ne peut remplacer la politique. Déterminer un seuil de revenu signifie que nous avons une idée de ce qui est décent. Le sociologue cherche plutôt à comprendre le processus de l’appauvrissement et non à décider de ce qui est superflu.»

Daniel Baril



 
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