Édition du 28 janvier 2002 / Volume 36, numéro 18
 
  Vous détestez la musique? C’est génétique!
Isabelle Peretz veut trouver le gène de la musique.

Isabelle Peretz a effectué une percée dans la compréhension de l’amusie congénitale. Ses conclusions ont fait le tour du monde depuis que la revue Neuron en a fait son «feature».

Ce sont des anomalies congénitales au cerveau qui causent l’amusie, cette «absence de sens musical», selon Le Petit Robert. Voilà ce que la neuropsychologue Isabelle Peretz démontre dans deux articles parus en janvier 2002 dans des revues majeures: Neuron et Brain. Dans le premier, la professeure du Département de psychologie présente le cas de Monica, une femme dans la quarantaine pour qui la musique n’est qu’un «bruit causant du stress». Dans le second, la chercheuse communique les résultats d’une étude sur 11 sujets qui ne pensent pas autrement.

Selon Mme Peretz, l’amusie ne résulte pas de l’éducation ou de l’environnement, mais d’une malformation à la naissance. «La musique est propre aux humains, explique la chercheuse. Mais pour certains individus, le rythme, la mélodie, les accords n’ont pas de sens. Ce qui est fascinant dans le cas des gens que nous avons rencontrés, c’est que le langage n’est pas touché. Cela veut dire qu’il y a dans le cerveau une région qui est spécifiquement consacrée à la perception musicale.»

En effet, les personnes atteintes d’amusie peuvent mener une vie parfaitement normale. Monica, par exemple, est titulaire d’une maîtrise, a un quotient intellectuel de 111 et possède une excellente mémoire. Après lui avoir fait subir une batterie de tests, notamment en imagerie cérébrale, la professeure Peretz a établi formellement que Monica était insensible au rythme et à la mélodie. Son déficit n’est pas dû à une dégénérescence de l’ouïe, à un manque d’exposition à la musique ou à des faiblesses cognitives. Pour elle, l’Hymne à la joie, les premières notes de La Marseillaise ou le refrain de Frère Jacques sont du pareil au même. En revanche, elle est parfaitement capable de reconnaître la voix humaine et distingue sans peine un jappement de chien d’un klaxon de voiture.

L’anomalie de Monica, comme celle de milliers d’autres personnes, serait probablement située dans le cortex auditif, mais la recherche de Mme Peretz n’est pas allée jusque-là. Ses travaux mettent fin, toutefois, à l’énigme des origines de l’amusie. La première description de la pathologie remonte à 1878, alors qu’un homme de 30 ans avait été décrit comme parfaitement incompétent en musique, même s’il parlait couramment trois langues en plus de sa langue maternelle. Malgré l’existence de tels cas, plusieurs pensaient que les causes de l’amusie étaient non biologiques.

11 «amusiques» dans Brain

Monica s’est avérée le cas le plus spectaculaire d’un groupe de 11 personnes atteintes d’amusie, que l’équipe de recherche a recrutées par des petites annonces placées dans différents médias (dont le journal Forum). Mme Peretz et ses collaboratrices Julie Ayotte et Krista Hyde, étudiantes au doctorat, ont fait venir dans leur laboratoire du Pavillon Marie-Victorin une cinquantaine de gens. Ceux-ci ont subi des tests très sophistiqués et moins d’une douzaine de cas patents ont été retenus.

L’article à paraître dans le numéro du 31 janvier de la revue Brain rapporte que l’évaluation systématique de ces personnes qui se disaient sévèrement handicapées dans le domaine musical malgré leurs efforts pour apprendre la musique «confirme la présence d’un système déficient dans la compréhension de la musique». L’incompétence musicale apparaît comme un trouble accidentel dans leur système nerveux, qui ne présente par ailleurs aucune dysfonction significative sur les plans cognitif et affectif.

L’article se termine par un appel à des recherches plus poussées dans la voie ouverte par la professeure Peretz. Les chercheurs doivent maintenant s’attaquer aux causes de cette pathologie congénitale. Les sources neurologiques de l’amusie sont probablement dans une mauvaise «connexion» du cortex auditif. Mais les technologies actuelles d’imagerie cérébrale doivent encore en faire la preuve.

Là où la découverte pourrait s’avérer spectaculaire, c’est en génétique. «Si l’on isole le gène qui distingue les personnes atteintes d’amusie, on pourra connaître en quelque sorte le gène de la musique. Peut-être que cela n’arrivera pas de mon vivant, mais je crois que nous allons dans cette direction», confie-t-elle.

La révolution sans tango

Lorsque Mme Peretz donne une conférence sur l’amusie, il n’est pas rare qu’un spectateur vienne la voir après sa présentation pour lui confier qu’il vient d’apprendre le nom de son problème. «On a des témoignages étonnants, relate la chercheuse. Un jour, quelqu’un m’a dit que pour lui, aller au concert, c’était comme d’entendre un discours dans une langue étrangère…»

La musique, dans notre monde, est un facteur d’intégration incontournable. Par pression sociale, Monica a chanté dans un chœur et participé à une fanfare. Mariée à un professeur de musique, elle assiste même occasionnellement à des spectacles musicaux dont elle ne retire aucun plaisir.

Avec une incidence probable de trois à six pour cent, l’amusie touche forcément beaucoup de gens. Le révolutionnaire cubain Ernesto Guevara, qui a soulevé son peuple durant les années 60, était sévèrement atteint d’amusie. Dans un pays où le tango est un véritable rituel social, son inhabileté à suivre le rythme était ressentie comme un sérieux handicap.

Lorsque Isabelle Peretz a présenté le cas «clinique» du Che à une conférence d’experts, au printemps 2001, elle ne s’attendait pas à ce que cette anecdote fasse le tour du monde. Pourtant, c’est ce qui est arrivé, car un journaliste de la revue Science a rapporté l’amusie du révolutionnaire latino-américain dans le numéro du 1er juin 2001. Depuis, les demandes d’entrevues avec la professeure Peretz se multiplient pour des articles et des reportages dans des médias de différents pays. «La musique fascine tout le monde, explique-t-elle. Et constitue un immense marché. L’industrie du disque dépasse en chiffre d’affaires l’industrie pharmaceutique.»

La chercheuse d’origine belge, qui étudie depuis 20 ans la perception musicale, dit que cette découverte sur l’origine congénitale de l’amusie constitue un moment fort de sa carrière.

Mathieu-Robert Sauvé



 
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