Édition du 25 mars 2002 / Volume 36, numéro 25
 
  Déséquilibre fiscal et constitution
Selon Andrée Lajoie, les dépenses du gouvernement fédéral dans les champs de compétence provinciale sont contraires aux principes du fédéralisme.

«Le “pouvoir de dépenser” est un parasite du fédéralisme qui conduit à un État unitaire», affirme Andrée Lajoie.

Les médias ont largement fait état de l’aspect quantitatif du déséquilibre fiscal entre Ottawa et les provinces observé par la commission Séguin, mais la légitimité des pratiques qui ont conduit à ce déséquilibre a reçu très peu d’attention.

Pour Andrée Lajoie, professeure à la Faculté de droit et membre de la commission Séguin, cet aspect qualitatif du déséquilibre fiscal révèle des façons de faire contraires au fédéralisme. Même si la juriste ne cache pas ses positions souverainistes, elle reconnaît que le rapport de la commission a une nette saveur de «fédéralisme renouvelé».

«Pour qu’on puisse parler de déséquilibre fiscal, trois conditions doivent être réunies, précise-t-elle. Il faut qu’il y ait disparité entre les revenus et les dépenses, que les transferts en provenance du gouvernement fédéral ne comblent pas cette disparité et que le fédéral dépense dans les domaines de compétence provinciale.»

Selon la commission Séguin, l’essentiel du déséquilibre vient du fait que les dépenses assumées par les provinces pour exercer leurs compétences constitutionnelles, comme celles liées à l’éducation et à la santé, augmentent sans cesse alors que le gouvernement fédéral perçoit plus que ce dont il a besoin pour ses propres dépenses. Bref, l’argent ne se trouve pas là où sont les besoins.

Les conclusions de la commission, fondées entre autres sur des travaux du Conference Board, indiquent que dans 20 ans le gouvernement fédéral aura dégagé un surplus accumulé de 570 milliards de dollars alors que la dette du Québec aura augmenté de 60 milliards.

Le «pouvoir de dépenser»: un parasite

Le gouvernement fédéral a toujours considéré qu’il avait le pouvoir de dépenser dans les secteurs relevant des provinces, mais le Québec a toujours contesté cette prétention, une attitude que le rapport Séguin recommande de maintenir.

«En 1937, le Conseil privé de Londres a indiqué que le fait de percevoir des taxes n’autorise pas le gouvernement fédéral à dépenser dans les sphères de compétence provinciale, souligne Andrée Lajoie. À la suite de ce jugement, le gouvernement canadien a d’ailleurs dû amender la Constitution à deux reprises pour établir les programmes d’assurance-chômage et de pensions de vieillesse. Ceci montre bien que le domaine des politiques sociales relève des provinces et que les dépenses du fédéral dans ce secteur ne font pas partie du droit constitutionnel.»

Aucun gouvernement, ni provincial ni fédéral, n’a jamais soumis cette question à la Cour suprême, manifestement parce qu’il s’agit d’une arme à deux tranchants. Dans des causes soumises par des particuliers, la Cour d’appel n’a jamais rendu de décision contraire au jugement du Conseil privé de Londres et qui pourrait être invoquée comme précédent. L’annexe 2 du rapport Séguin, qui traite en détail de cette question, nous apprend en outre que Pierre Elliott Trudeau partageait lui aussi cette vision… avant de devenir premier ministre.

Par l’exercice de son «pouvoir de dépenser», le gouvernement fédéral violerait la Constitution de plusieurs façons: en légiférant en matière de transferts, en exigeant des conditions normatives pour ces transferts, en dépensant de façon directe et en accordant des exemptions fiscales dans des domaines relevant des provinces. «Lorsque le gouvernement fédéral décide de couvrir certains services plutôt que d’autres en santé, d’assumer les frais de garde des enfants ou d’établir des bourses d’études, ses critères normatifs ne respectent pas les choix des provinces, affirme Andrée Lajoie. Ces façons de procéder sont inconstitutionnelles.»

À ses yeux, le gouvernement fédéral fait faire le «beau chien» aux provinces avec un os qu’il leur a enlevé. «Cette pratique nie les principes de base du fédéralisme et conduit à un État unitaire. Le pouvoir de dépenser est un parasite qui finira par détruire l’organisme qui lui permet d’exister.»

Et pourquoi le gouvernement fédéral a-t-il consolidé et accentué cette pratique au fil des ans? «Pour augmenter ses pouvoirs et obtenir plus de visibilité dans des domaines proches des citoyens. Bref, pour se donner de la pertinence», répond la professeure.

Les autres fédérations

La commission Séguin est en outre allée voir si une telle façon de faire s’observait dans les autres États fédéraux. En Australie, où le fédéralisme est beaucoup plus centralisateur qu’au Canada, le «pouvoir de dépenser» est prévu à la Constitution et aucune balise n’est imposée. Aux États-Unis, le gouvernement doit démontrer que l’exercice de ce pouvoir est essentiel à une législation fédérale. En Allemagne et en Suisse, l’accord des gouvernements régionaux est requis.

Pour corriger cette pratique inconstitutionnelle et rétablir l’équilibre fiscal, la commission Séguin recommande au gouvernement du Québec d’exiger que le fédéral évacue une partie du champ de l’impôt afin de dégager un espace fiscal plus large pour les provinces ou encore qu’il cède la totalité des taxes sur les produits et services aux provinces. Une telle réforme fiscale n’entraînerait pas de déficit pour le gouvernement canadien et comblerait le manque à gagner de la part du gouvernement du Québec. Cette réforme serait accompagnée d’une bonification du programme de péréquation.

La commission recommande une série d’autres mesures pour contrer la pratique du gouvernement fédéral, comme la réaffirmation par le Québec du caractère inconstitutionnel de cette façon de faire et la reconnaissance du droit de retrait inconditionnel avec pleine compensation pour une province qui refuserait un programme fédéral dans les champs de compétence provinciale.

En plus d’Andrée Lajoie, deux autres professeurs du réseau UdeM étaient membres de la commission Séguin, soit Alain Noël, professeur au Département de science politique, et Renaud Lachance, professeur à l’École des Hautes Études Commerciales. On peut télécharger le rapport complet à l’adresse www.desequilibrefiscal.gouv.qc.ca/.

Daniel Baril



 
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