Édition du 07 octobre 2002 / Volume 37, numéro 7
 
  Les méfaits de la prohibition
Le Canada peut décriminaliser le cannabis malgré ses ententes internationales.

 

Les professeurs Carlo Morselli et Marie-Andrée Bertrand, de l’École de criminologie, ainsi que Guillermo Aureano, chercheur invité au Département de science politique. 

En ouvrant le Forum mondial sur les drogues et les dépendances, tenu à Montréal du 23 au 27 septembre dernier, le ministre de la Justice du Canada, Martin Cauchon, déclarait que le Canada, en raison de ses engagements internationaux, ne pouvait agir unilatéralement en légalisant purement et simplement le cannabis.

Mais selon les trois conférenciers de l’atelier sur la politique antidrogue, il semble que le Canada pourrait aller beaucoup plus loin que la simple décriminalisation — une voie qui demeure envisageable, selon le ministre — malgré les ententes internationales. La Suisse, la Hollande et l’Espagne ont aboli les sanctions contre la possession de certaines drogues pour usage personnel sans se retirer de la Convention sur les stupéfiants, a fait valoir Guillermo Aureano, chercheur invité au Département de science politique.

«Il est possible de demeurer un pays respectable sans se soumettre à tous les articles de la Convention», a renchéri Marie-Andrée Bertrand, professeure émérite de l’École de criminologie.

En outre, la Convention sur les stupéfiants ne s’applique que sous réserve des constitutions nationales, a précisé depuis la salle Daniel Sansfaçon, directeur de recherche du comité sénatorial sur les drogues illégales. Ce comité recommandait en août dernier la légalisation du cannabis et suggérait au gouvernement canadien d’inviter la communauté internationale à réviser les fondements de la Convention.

Morale religieuse et responsabilité partagée

La Convention sur les stupéfiants, dont la première version remonte à 1961, interdit la production, le commerce, la possession et l’usage de stupéfiants. Comme aucune définition scientifique du mot «stupéfiant» n’est possible, le texte se limite à dire que sont considérées comme stupéfiants les substances inscrites… sur la liste des stupéfiants! Selon Guillermo Aureano, cette prohibition découle de la morale religieuse américaine, qui cherche à contrôler l’usage du corps.

En 1998, la Convention a été amendée pour y inclure la notion de «responsabilité partagée», selon laquelle les États doivent aider les consommateurs aux prises avec des dépendances et amener les agriculteurs à changer de culture. «En plus de refléter une vision angélique de l’agriculture à l’échelle internationale, la responsabilité partagée occulte les effets de la prohibition ainsi que la responsabilité de ceux qui mettent en œuvre les politiques antidrogues», affirme M. Aureano.

Sans freiner la consommation, la prohibition aurait pour conséquences d’alimenter le marché noir, de faire grimper les prix, d’encourager la mise sur le marché de produits dangereux ou de qualité douteuse, de maintenir les piètres conditions de travail des populations pauvres et d’entraîner la persécution des paysans.

Pour assumer leurs responsabilités, certains pays dont le Canada ont adopté des programmes d’aide destinés aux toxicomanes. Selon Marie-Andrée Bertrand, ces programmes créent de la confusion dans les esprits parce qu’ils dissimulent, eux aussi, les effets pernicieux de la prohibition.

À ses yeux, les interventions préventives et curatives qui ne visent pas à modifier les lois sont paradoxales. «Les médecins et les intervenants hygiénistes croient que leur rôle est d’atténuer les effets du “manque” et des mauvaises conditions d’hygiène. Mais ce sont des impacts directs de la prohibition, soutient-elle. Les grands responsables de la confusion sont les États eux-mêmes: ils laissent subsister des faussetés quant aux conséquences des drogues et refusent de revoir leurs lois.»

On se souvient que la criminologue a été membre de la commission Le Dain qui, déjà en 1972, recommandait de légaliser le cannabis. À cette époque et à la suite des pressions populaires, les gouvernements de la plupart des pays occidentaux avaient été saisis de recommandations semblables et invités à revoir la classification des drogues en fonction de leur dangerosité. «Tous les gouvernements ont répondu non ou ont gardé le silence, sauf la Hollande, qui a adopté le concept de drogues dures et de drogues douces», souligne Mme Bertrand.

Géopolitique et crime organisé

Le mouvement prohibitionniste a d’ailleurs continuellement pris de l’ampleur au fil des ans; en 1988, près de 200 pays avaient ratifié la Convention sur les stupéfiants, sans égard aux protestations, toujours plus véhémentes. Selon certains participants à l’atelier, cette convention relève de la stratégie géopolitique de domination du Nord puisque les plantes interdites sont cultivées dans les pays du Sud.

Carlo Morselli, professeur à l’École de criminologie, s’en est lui aussi pris à la prohibition en s’attaquant au mythe du «crime organisé». À son avis, l’idée selon laquelle l’ensemble des activités criminelles serait contrôlé de façon centralisée, structurée et ordonnée est une vue de l’esprit.

«Cette image a été construite par des commissions américaines dans les années 50 et 60 pour créer la perspective d’un complot contre l’État. Celle-ci n’existe que dans la tête des politiciens», a-t-il déclaré.

Si le marché de la drogue était sous l’emprise d’un monopole comme on le laisse croire, les prix auraient monté en flèche. Or le prix du cannabis et de la cocaïne est stable depuis près de 30 ans. Selon le professeur, les trafiquants reconnaissent que les prix sont fixés par la demande. «Au lieu de créer des monstres, il faudrait plutôt analyser comment le marché structure les groupes criminels», conclut-il.

Daniel Baril





 
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