Édition du 2 décembre 2002 / volume 37, numéro 14
 
  L’éloge du maître
Le philosophe Jean Grondin traduit de l’allemand un livre de Gadamer sur Heidegger.

 

Jean Grondin est un spécialiste international de l’œuvre de Hans-Georg Gadamer. 

Si ce n’est qu’après la mort d’un individu qu’on peut vraiment saisir la signification de son existence, comme le pensait Aristote, alors Hans-Georg Gadamer peut commencer à être apprécié à sa juste valeur.

Décédé en mars dernier à l’âge de 102 ans, Gadamer laisse une œuvre riche qui n’est pas inconnue pour Jean Grondin, professeur au Département de philosophie. Auteur d’une biographie du penseur allemand qui a été son maître, M. Grondin vient de faire paraître chez Vrin, en France, la traduction d’un de ses ouvrages, intitulé Les chemins de Heidegger.

«C’est en quelque sorte un double hommage au maître, explique le professeur Grondin. En traduisant cet ouvrage, j’ai voulu témoigner ma reconnaissance à celui qui m’a tant montré, et le livre est une introduction à la pensée de Heidegger, qui a enseigné à Gadamer.»

Dans les départements occidentaux de philosophie, Heidegger a supplanté Hegel comme sujet de thèse; c’est dire la popularité du philosophe de l’herméneutique. Or, comme l’explique M. Grondin dans l’avant-propos, «ce livre offre d’abord une formidable introduction à la pensée de Martin Heidegger, comme il y en a peu et comme il n’y en aura plus. Témoin de la première heure, élève et ami personnel de Heidegger, grand philosophe et herméneute, Gadamer […] a suivi de très près le parcours de son maître à travers tous les détours de son chemin de pensée et les vicissitudes de son siècle.»

Il semble que le respect était mutuel, car c’est Gadamer que Heidegger avait recommandé pour lui succéder à l’Université de Fribourg en 1945. Le maître l’avait désigné comme son élève le plus brillant. L’avenir allait lui donner raison puisque certains considèrent Gadamer comme le plus grand penseur allemand de l’après-guerre. «De tous les élèves immédiats de Heidegger, écrit Jean Grondin, Gadamer est sans aucun doute celui qui a développé l’œuvre la plus autonome, la plus réfléchie, quand il a fait paraître son œuvre maîtresse, Vérité et méthode, en 1960, le premier et peut-être le seul véritable chef-d’œuvre de la philosophie allemande depuis Être et temps [de Heidegger].»

Un livre plus complet que l’original

Comptant près de 300 pages bien tassées, Les chemins de Heidegger méritaient d’être traduits par un philosophe germanophone afin de garder l’esprit de la pensée originale de l’auteur. «Je l’ai fait pour les étudiants, affirme M. Grondin, qui est très critique à l’endroit des traductions françaises des textes de penseurs allemands contemporains. Le principal souci, pour le traducteur, est d’éviter la traduction littérale. Avant de traduire, il faut interpréter, comprendre le sens des mots utilisés. C’est ce que je me suis appliqué à faire.»

Les chemins de Heidegger présentent un intérêt supplémentaire: il est plus complet que l’original! En effet, la première édition en allemand, publiée en 1983 puis souvent rééditée depuis, n’a jamais été enrichie des autres textes de Gadamer sur Heidegger. Trois de ces textes, qu’on retrouve aujourd’hui dans ses œuvres rassemblées mais pas dans les rééditions des Chemins, ont été ajoutés dans la version française. Ces textes, écrits en 1986, «jettent un éclairage précieux sur le jeune Heidegger, celui d’avant Être et temps, qui se trouve aujourd’hui au centre des recherches sur Heidegger», selon le traducteur.

Philosophie et politique

Recteur de l’Université de Fribourg en 1933 et 1934, Martin Heidegger a officiellement donné son appui au parti nazi durant la montée du national-socialisme. Pendant cette époque trouble, Hans-Georg Gadamer s’est tourné vers l’étude des Grecs anciens. Cette attitude lui a valu quelques reproches mais pas autant qu’à Heidegger, cible de vives critiques jusqu’à sa mort, en 1976. Même aujourd’hui, la mémoire de Heidegger est entachée de son appui au parti d’Adolf Hitler.

Est-il du devoir d’un intellectuel de plonger dans la sphère publique pour s’opposer aux dérives politiques? Cette question n’est toujours pas résolue, mais il semble que Gadamer a pardonné à son professeur. De plus, souligne M. Grondin, il est facile de juger aujourd’hui la maladresse d’un tel appui envers un mouvement politique qui a voulu éliminer tout un peuple, mais dans les années 20 et au début des années 30 il en allait peut-être différemment.

En tout cas, Gadamer a pris son temps avant d’écrire sur son maître. Il avait 60 ans quand Les chemins de Heidegger ont été publiés. Cette «introduction» suivait de peu la parution de son propre ouvrage, Vérité et méthode, qui allait le propulser parmi les penseurs majeurs de son temps. «Pas facile d’écrire quand on a un tel maître et qu’on sait qu’il s’agit d’un nouvel Aristote ou d’un autre Hegel», écrit Jean Grondin.

Boursier Killam dans les années 90, celui-ci n’a pas attendu autant avant de produire son éloge du maître. Saluée par les grands journaux d’Allemagne, Hans-Georg Gadamer: Eine Biographie, paru en 2000 à l’occasion du centenaire de Gadamer, est un livre qui a nécessité 10 ans de travail. Le philosophe allemand Jürgen Habermas a écrit personnellement à M. Grondin pour le féliciter.

C’est à la faveur d’un séminaire au Département de philosophie à l’Université de Montréal, en 1976, que Jean Grondin a fait la connaissance de Gadamer. Celui-ci l’a invité à venir étudier en Allemagne, invitation que le Québécois a saisie. En 1982, il déposait en allemand une thèse sur la philologie grecque. Sept ans plus tard, le biographe de Gadamer entamait les recherches pour son projet, accumulant plusieurs dizaines de cassettes d’enregistrement de ses entretiens avec le penseur.

Mathieu-Robert Sauvé





 
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