Édition du 9 décembre 2002 / volume 37, numéro 15
 
  Mark Twain n’était pas raciste!
La traductologue Judith Lavoie reçoit le Prix du Gouverneur général 2002.

 

À 34 ans, Judith Lavoie fait une entrée remarquée dans la carrière universitaire en remportant le Prix littéraire du Gouverneur général. Elle tient ici un exemplaire de son livre relié par le maître relieur Pierre Ouvrard. 

Il y a une grande part d’idéologie dominante dans le choix des mots d’un traducteur. Pour ceux qui se sont attaqués à Adventures of Huckleberry Finn, de Mark Twain, cette idéologie s’exprime dans la façon de mettre en scène et de faire parler le personnage de Jim, un esclave noir en fuite, recherché pour un meurtre qu’il n’a pas commis.

Voilà du moins la thèse de Judith Lavoie, du Département de linguistique et de traduction, telle qu’elle l’a défendue dans son doctorat, publié sous le titre Mark Twain et la parole noire. L’ouvrage, paru au printemps dernier aux Presses de l’Université de Montréal, a reçu le Prix du Gouverneur général 2002.

Deux interprétations de Huckleberry Finn ont été proposées. La première veut que l’ouvrage soit un roman abolitionniste, l’autre au contraire un pamphlet pro-esclavagiste. «Dans ce roman, tout est implicite, ironique », observe l’universitaire de 34 ans qui a analysé six traductions françaises parues depuis 1886, deux ans après la publication de la version originale.

Mais il faut vraiment manquer de jugement pour penser que Mark Twain a voulu appuyer l’esclavage en mettant en scène des personnages qui fuient le Sud en direction d’un État qui interdit le commerce d’esclaves. «Quand j’ai lu la version intégrale, cela m’a sauté aux yeux. C’est une dénonciation pure et simple de l’esclavagisme. Comment y voir autre chose?»

Originaire du Missouri, Samuel Langhorne Clemens, alias Mark Twain, a grandi dans une famille qui possédait des esclaves. Mais sa rencontre avec Olivia Langdon, sa future femme, issue d’une famille abolitionniste, allait être déterminante. Huckleberry Finn, qui constitue la suite des Adventures of Tom Sawyer, dépeint ainsi un pays divisé mais où l’esprit anticolonialiste et égalitariste de l’auteur s’exprime clairement.

À moins de tout prendre au premier degré, les Blancs qui y méprisent ouvertement les Noirs passent pour des imbéciles. Le personnage éponyme, à la suite d’un incident, lance à la tante Sally qu’il ne s’est rien passé, à part la mort d’un Noir. «Only a nigger killed!» Pour Judith Lavoie, cette réplique est révélatrice de la suprématie que s’accorde les Blancs et, à son avis, Mark Twain a choisi d’utiliser les stéréotypes de l’époque pour mieux les déboulonner. «La solidarité des personnages noirs fait contraste avec l’attitude foncièrement mesquine des personnages blancs, écrit-elle […] Il se fait dès lors une association dans l’esprit du lecteur entre personnage à caractérisation négative et attitude pro-esclavagiste (raciste).»

Reprenant en quelque sorte une lecture au premier degré, la première traduction française, de William-Little Hugues, en 1886, a transformé presque tous les personnages du roman. «Le traducteur en a fait un cautionnement des rapports de force racistes: Jim devient paresseux, idiot, sans initiative, alors que Huck est un maître blanc paternaliste et autoritaire», mentionne Judith Lavoie.

La langue comme outil

Ce n’est pas pour rien que Mark Twain a choisi de mettre dans la bouche de Jim un sociolecte inhabituel pour la littérature américaine. «L’utilisation du Black English dans Huckleberry Finn participe d’une double visée, écrit la spécialiste en traductologie dans son essai: donner un statut littéraire à la parole noire et revendiquer l’humanité de Jim […] Jim ne sera donc pas un bouffon, ni un être infériorisé par son parler, ni un grand enfant, ni encore un modèle de bestialité, de soumission ou encore de stupidité. Son personnage, au contraire, détient de multiples qualités (intelligent, autonome, débrouillard, autoritaire, sensible) et sa langue, autrefois raillée dans le romanesque, est réhabilitée au sein de l’œuvre de Twain.»

Preuve que le ridicule peut perdurer, le roman publié en 1884, considéré par Ernest Hemingway comme fondateur de «toute la littérature moderne», est encore interdit dans certains établissements américains. Le vocabulaire du terroir qu’il emploie est inacceptable pour certains esprits bien-pensants. Par exemple, le mot nigger, très utilisé, porterait atteinte à l’intégrité des Noirs. «On bannit ce roman exceptionnel dans certaines écoles parce qu’on pense que les enfants seraient incapables d’en comprendre le sens. Je ne suis pas d’accord», s’insurge la jeune femme.

La traduction et l’idéologie

Dans leur travail, plusieurs traducteurs ont choisi de rendre le mot Mister par «missié» ou «massa», qui relèvent plus de Tintin au Congo ou d’épisodes de la comtesse de Ségur que d’une traduction objective. Ce choix est révélateur de l’influence du colonialisme dans la littérature.

Judith Lavoie reconnaît que le roman de Mark Twain présente de grands défis. Mais Shakespeare n’était pas facile à traduire non plus. Et, plus près de nous, il serait inconvenant de traduire Les belles-sœurs ou Sainte-Carmen de la Main sans tenir compte de l’importance du joual urbain du Plateau-Mont-Royal dans les années 50 et 60. Il en va de même pour le Black English utilisé par Mark Twain au 19e siècle.

Malheureusement, selon la spécialiste, les traducteurs ont provoqué un «renversement majeur de l’entreprise initiale» de l’auteur. «D’une œuvre subversive, on passe en français à un livre réactionnaire, où l’esclavage est cautionné, où le personnage de Jim est réduit à un stéréotype ridicule, où Huck devient le porte-parole d’un système inégalitaire», écrit l’auteure de Mark Twain et la parole noire en conclusion.

Pourtant, la langue française ne souffre d’aucune lacune pour rendre l’identité noire des personnages sur le plan de la parole. Grâce au français créolisé, cette parole noire existe bel et bien, notamment dans Gouverneurs de la rosée, de Jacques Roumain, et Chronique des sept misères, de Patrick Chamoiseau, des auteurs d’origine haïtienne et martiniquaise. «Le passé historique des Noirs d’expression française et anglaise du continent américain a une base commune incontournable: l’esclavage. Aussi n’est-il pas exclu de penser que cette histoire commune ait été susceptible de laisser ses marques dans la langue même», écrit Judith Lavoie dans un chapitre intitulé «Pour la création d’une parole noire en français».

La lauréate du Prix du Gouverneur général affirme que les traducteurs n’auraient eu qu’à se tourner vers le créole français pour trouver un vocabulaire convenable à Jim. Faute de le connaître, ils se sont faits les vecteurs de l’idéologie de leur société, modifiant substantiellement le propos de Mark Twain. Elle en appelle d’ailleurs à une nouvelle traduction du roman selon ces principes. Avis aux intéressés.

En tout cas, Judith Lavoie ne regrette pas de s’être lancée dans cette aventure lorsque, après ses études de maîtrise, elle a cherché un livre capable de l’accompagner pendant cinq ou six ans sans jamais l’ennuyer. Elle avoue ne pas réaliser encore tout à fait l’ampleur du prix qui récompense la «version remaniée» de sa thèse. «J’ignorais même que mon éditeur avait soumis mon livre au concours», déclare-t-elle en riant.

Quand elle a appris qu’elle remportait le prestigieux prix (et la bourse de 15 000 $ qui l’accompagne), elle reconnaît avoir eu pendant plusieurs jours de la difficulté à se concentrer. «Je l’accepte comme une reconnaissance du travail en traductologie, une discipline méconnue.»

Mathieu-Robert Sauvé

Judith Lavoie, Mark Twain et la parole noire, Les Presses de l’Université de Montréal, 2002, 222 p., 24,95 $.





 
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