Édition du 17 février 2003 / volume 37, numéro 21
 
  Voir avec la langue
Maurice Ptito démontre que les aveugles peuvent tirer profit de leur cortex visuel.

 

Les aires consacrées à nos cinq sens peuvent se substituer dans notre cerveau si nous perdons l’usage d’un d’entre eux, estime Maurice Ptito au terme d’une expérience sur la plasticité cérébrale. 

En utilisant un dispositif muni de 144 pixels déposé directement sur leur langue, un groupe d’aveugles de naissance sont parvenus à distinguer très nettement une forme simple transmise par des chocs électriques de faible intensité.

«Cela démontre que nos sens sont en quelque sorte recyclables», explique le neuropsychologue Maurice Ptito, de l’École d’optométrie, qui est parvenu à ce résultat étonnant en collaboration avec un chercheur de l’Université d’Århus, au Danemark, Ron Kupers.

La méthodologie consistait à présenter, sur la langue, la lettre T dans ses quatre positions possibles et à interroger le sujet. Au début de l’expérience, les résultats étaient médiocres, mais, après un entraînement d’une trentaine de minutes pendant sept jours, les six sujets de recherche ont acquis une précision qui frisait les 100 %. Le plus renversant, c’est que la tomographie par émission de positrons a révélé chez eux une activité cérébrale dans la partie du cerveau qui sert à la vision chez les voyants.

«On croyait encore récemment que, dans le cerveau, un centre dévolu à un sens dégénérait s’il n’était pas utilisé. Notre recherche apporte un nouvel éclairage à cette réalité», explique M. Ptito avec enthousiasme.

Spécialiste de la plasticité cérébrale, M. Ptito a mené il y a quelques années des recherches remarquées sur le cortex auditif «recyclé» en cerveau visuel chez des modèles animaux privés de vision (voir Forum du 25 septembre 2000). Cette fois, il démontre que des non-voyants peuvent utiliser leur cortex visuel même lorsque l’information ne provient pas des yeux. «Nous aurions pu faire des expériences semblables avec le cortex olfactif ou auditif. Je suis convaincu que nous aurions obtenu des résultats similaires. Ce n’est pas par hasard que les aveugles ont en général une meilleure audition que les voyants. Le cerveau a une formidable capacité d’adaptation: quand un sens est perdu, il compense.»

Entraînement nécessaire

Le dispositif utilisé pour cette expérience a été mis au point par le professeur Bach-y Rita, de l’Université du Wisconsin. Lorsque M. Ptito a lui-même testé le système, il a été envahi par un puissant doute. «Je me suis dit que cela ne marcherait jamais. Je n’y croyais pas», admet-il. Même si la puissance des impulsions électriques transmises par les pixels peut être modifiée par le sujet lui-même, c’était la confusion la plus totale dans ses papilles.

Les aveugles qui ont participé à l’étude n’ont pas eu une réaction différente. Mais après trois ou quatre essais, ils étaient très souvent capables de distinguer la position du T. Après une semaine, leur taux de succès dépassait les 90 %.

Selon M. Ptito, la réaction initiale d’insensibilité n’est pas étonnante. Elle peut se comparer à celle du voyant qui touche de l’alphabet braille. «Il nous apparaît incroyable que quelqu’un puisse lire des textes complets avec le bout de ses doigts. Pourtant, les aveugles le font quotidiennement grâce à leur cortex visuel.»

Lorsqu’on examine le cerveau des voyants qui lisent le braille, on peut voir que c’est leur cortex tactile qui est activé. De même, les voyants qui ont appris à utiliser le système lingual le font grâce à la partie de leur cerveau consacrée au goût. Chez les aveugles, le professeur Ptito a démontré que c’était bien le cortex visuel qui était mis à contribution.

Après avoir publié dans Brain Research le résultat d’une recherche menée avec une veste déposée sur le dos d’un sujet, M. Bach-y Rita a fait appel à Maurice Ptito pour mettre au point un système plus compact. «Nous avons cherché un moyen de transmettre de l’information sur une surface plus petite, plus pratique, qui pourrait permettre de libérer les mains. L’idée de la plaque sur la langue s’est imposée peu à peu.»

Pour cette première expérience, la forme à distinguer était fort simple. Mais rien n’empêche d’envisager un écran plus perfectionné où le nombre de pixels serait décuplé. Relié à une caméra miniature posée sur une paire de lunettes, cet écran pourrait permettre aux aveugles de discerner les formes qui se trouvent devant eux. Baignant dans un milieu aqueux (donc fortement conducteur), la langue est un organe accessible dont on situe bien la représentation corticale dans le cortex pariétal. Avec un perfectionnement de la technique, elle pourrait être assez sensible pour permettre de détecter des détails qu’on peut mal imaginer aujourd’hui. Après tout, fait remarquer M. Ptito, avec la langue on goûte des épices très délicates, on distingue les bons vins des grands crus.

Toutefois, quant à la mise au point d’un tel «braille lingual», Maurice Ptito demeure prudent. «N’allez pas écrire dans votre journal que les aveugles verront un jour grâce à leur langue, prévient-il. Il ne faut pas donner de faux espoirs. Cependant, notre recherche démontre que cet organe a une sensibilité absolument phénoménale qu’on sous-estime.»

Une collaboration internationale

C’est grâce à une entente entre le chercheur de l’Université de Montréal et le Département de neurosciences de l’Université d’Århus que les expériences de laboratoire ont pu avoir lieu. «Elles se sont déroulées là-bas pour une raison bien simple: j’ai accès gratuitement à un appareil d’imagerie d’une grande précision.»

À titre de comparaison, les recherches de Maurice Ptito et de son équipe auraient coûté quelque 500 000 $ en imagerie médicale si elles avaient été réalisées de ce côté de l’Atlantique. Chaque séance coûte environ 2000 $. Plusieurs étudiants au doctorat ont pu profiter de cette entente avec le Conseil de recherches médicales du Danemark, soit Audrey Fortin, Hugo Théoret, Martin Villeneuve et Isabelle Matteau.

Les travaux du professeur Ptito sont actuellement examinés par le comité de lecture d’une grande revue savante.

Mathieu-Robert Sauvé



 
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