Édition du 31 mars 2003
 
  L'altruisme est-il génétique ou le produit de l'imitation?
Joseph Heath propose un modèle de transmission horizontal de l'altruisme.

Pour bien des évolutionnistes, le comportement humain altruiste constitue toujours une énigme. Du point de vue de la sélection naturelle, les habiletés retenues sont en effet celles qui sont les mieux adaptées à un environnement donné et qui maximisent par le fait même la survie de celui qui les possède ou encore la survie de ses descendants.

Or, par définition, le geste altruiste impose un coût à celui qui l'accomplit et son bénéfice va à quelqu'un d'autre. Un tel placement qui ne rapporte pas à l'investisseur semble aller à l'encontre des principes de la sélection naturelle. Comment l'altruisme peut-il alors faire partie des comportements normaux d'une espèce?

La question revient de façon chronique dans la littérature évolutionniste et Joseph Heath, professeur au Département de philosophie, a voulu apporter sa contribution au débat.

Dans un article paru dans le numéro de septembre 2002 de la revue Biology & Philosophy et dans un autre en préparation (cosigné par Scott Woodcock, de l'Université de Victoria), il démontre que l'altruisme n'a pas besoin des lois de la reproduction biologique pour se transmettre: ce comportement peut s'expliquer tout simplement par l'imitation, qui constitue le véritable avantage adaptatif.

Transmission verticale
Pour comprendre la portée de cette contribution philosophique, il faut savoir que l'altruisme a déjà reçu des explications d'ordre mathématique. En 1981, le biologiste William Hamilton et le politologue Robert Axelrod ont démontré, à l'aide de programmes informatiques, que l'altruisme représentait un avantage adaptatif dans la mesure où il est dirigé vers les apparentés immédiats ou qu'il est réciproque.

Dirigé vers ses descendants, l'altruisme favorise la survie dans une espèce où les nouveau-nés sont immatures et contribue donc à la diffusion des gènes de l'altruiste; dirigé vers un non-apparenté, il consolide le groupe et avantage chaque individu dans une espèce sociale où la survie dépend de la coopération de chacun.

C'est ce que le professeur Heath appelle la transmission verticale (ou génétique) d'un comportement: l'individu adopte une attitude uniquement si ses parents biologiques sont dotés de la base génétique engendrant ce comportement. Mais à son avis, les gestes altruistes observés au quotidien ne sont pas des comportements liés à la survie. Il donne, entre autres exemples, celui des files d'attente. «Se placer en ligne pour attendre l'autobus est un geste altruiste, soutient-il. Je ne retire aucun avantage à laisser passer les autres et à risquer de ne pas avoir de place. Attendre son tour, même dans des situations d'urgence, s'avère plus profitable pour tout le monde parce que, dans la cohue, on risque d'être écrasé. Ces contraintes qu'on impose à nos impulsions dans l'intérêt de tous sont la marque de l'altruisme.»

Transmission horizontale
Selon le professeur, ce type de conduite ne relève pas de la transmission génétique mais de l'imitation. Sans nier que l'altruisme puisse être transmis de façon verticale chez les autres espèces (voir Forum du 24 septembre 2001: «Le macaque altruiste»), il considère que sa transmission chez les êtres humains se fait à l'horizontale, c'est-à-dire par apprentissage ou imitation.

C'est à l'aide du jeu connu sous le nom du «dilemme du prisonnier» (voir l'encadré plus bas) que Joseph Heath et Scott Woodcock ont démontré leur hypothèse. Ce jeu, auquel ont également eu recours William Hamilton et Robert Axelrod, est fréquemment utilisé en théorie évolutionniste pour montrer que des comportements altruistes peuvent être profitables même lorsque tout semble indiquer le contraire.

En introduisant dans le modèle informatique des joueurs dotés de la capacité d'imitation et pouvant donc reproduire des comportements altruistes, les deux chercheurs ont observé que ces joueurs virtuels n'étaient pas éliminés par la sélection. «Dès qu'un comportement peut s'expliquer par la transmission horizontale, on n'a plus besoin d'une explication darwinienne», affirme Joseph Heath.

L'imitation permet en outre d'expliquer l'altruisme réciproque du type donnant, donnant alors que le modèle génétique est obligé de postuler deux mécanismes différents pour l'altruisme parental et l'altruisme réciproque. «Notre modèle montre que la réciprocité est l'élément déterminant pour le maintien des altruistes dans le jeu, précise le professeur. Et cette réciprocité peut être expliqué par l'imitation»

Par ailleurs, les modèles de transmission verticale n'arriveraient pas, à son avis, à faire comprendre comment les premiers altruistes auraient pu survivre au milieu d'autres individus qui n'auraient pas été altruistes. Mais cette façon de poser le problème, avec un questionnement du type «l'œuf ou la poule?», n'est peut-être pas darwinienne puisqu'elle suppose l'apparition subite d'un comportement complexe tel qu'on l'observe actuellement sans le situer dans un continuum de comportements précurseurs.

Avec l'imitation, la question des origines demeure aussi entière: pourquoi des individus se seraient-ils mis à coopérer, pour être ensuite imités par d'autres, alors que cette attitude altruiste ne faisait pas partie de leur coutume? «La question démontre la complexité de la relation entre culture et biologie, une relation plus complexe que ne le croient les sociobiologistes», répond le philosophe.

Mécanismes flexibles
En fait, les sociobiologistes sont portés à voir les deux mécanismes comme étant complémentaires: la transmission des dispositions serait verticale alors que leur expression peut être modulée de façon horizontale par la culture.

Le professeur Heath reconnaît d'ailleurs que l'imitation, comme toute autre habileté, repose sur des dispositions biologiques. «Mais ces mécanismes sont flous et flexibles plutôt qu'à usage particulier, affirme-t-il. Ils permettent une économie de moyens dans l'apprentissage et sont nécessaires chez une espèce comme la nôtre, où la néoténie se poursuit jusqu'à l'âge de deux ou trois ans.»

Toute la question est donc de savoir jusqu'à quel point les dispositions biologiques constituent des programmes comportementaux spécifiques ou des programmes généralistes.

Daniel Baril

Encadré: Le dilemme du prisonnier

Le dilemme du prisonnier, dont il existe de nombreuses variantes, reproduit sous forme de jeu des situations faisant appel à des comportements sociaux égoïstes et altruistes.

Deux complices soupçonnés d'un crime sont interrogés séparément. Les policiers font à chacun la proposition suivante: «Si tu dénonces ton complice, tu seras libéré et lui en prendra pour cinq ans. Mais si tu n'avoues pas et que ton complice te dénonce, c'est toi qui écopera de cinq ans. Si vous avouez tous les deux, vous en prendrez pour trois ans.»

La stratégie apparemment la plus payante, qu'on soit coupable ou non, est de dénoncer l'autre. Mais étant donné que l'autre sera porté à faire de même, chacun risque la peine maximale. La meilleure stratégie est donc d'avouer, même pour le non-coupable, puisqu'elle permet une réduction de peine. C'est la stratégie qui, dans la réalité, s'apparente à l'altruisme: un geste coûteux sans bénéfice apparent.

Cette logique de coopération serait le modèle à l'œuvre dans l'altruisme réciproque observé chez les êtres humains. Ce mécanisme est-il inné ou acquis? Là est la question.

D. B.



 
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