Édition du 8 avril 2003
 
  La guerre en Irak annonce la mort de la démocratie
«Il faut absolument se débarrasser de George W. Bush», lance Alain Touraine à la conférence Gérard-Parizeau.

«Ceux qui croient expliquer la guerre en Irak par le pétrole se trompent, a déclaré le célèbre sociologue français dans un auditorium plein à craquer. Cette guerre est aussi arbitraire que l'a été la création du monde par Dieu.»

Invité à traiter de la mondialisation à l'occasion des conférences Gérard-Parizeau le 3 avril dernier, Alain Touraine n'a pu éviter, au terme d'un séjour de quelques semaines aux États-Unis, de s'écarter de son sujet. L'actualité étant ce qu'elle est, il a concentré son propos sur les récents événements «dont le caractère inouï et sans précédent» nous a fait basculer dans un monde de guerre. Cette situation a été créée «par le triomphe, du moins provisoire, du plan de transformation du monde inspiré par Dieu au président des États-Unis, qui se donne la mission de faire triompher le bien sur le mal.»

Les guerres sont toujours liées à des intérêts, à des rapports de force et à des luttes de pouvoir. Mais celle que mènent les États-Unis contre l'Irak n'a au contraire ni cause, ni effet définissable, ni finalement de raison d'être. Le discours de George W. Bush sur la menace que représente l'Irak ne tient pas.

L'attentat spectaculaire du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center a entraîné des bouleversements «qui n'étaient pas inscrits dans l'événement lui-même», observe le sociologue. En l'espace de quelques mois, voire de quelques jours, le discours économique récité à Davos et à Pôrto Alegre par tenants et adversaires de la mondialisation s'est tu. Les préoccupations économiques ont cédé le pas aux objectifs militaires, idéologiques et religieux. Le choc a été d'autant plus brutal, constate Alain Touraine, que les États-Unis ont toujours été considérés comme une terre d'asile.

Le bien et le mal
Le choc du 11 septembre 2001 a donc été ressenti de plein fouet par l'Amérique profonde, où commençaient à apparaître de «nouvelles formes de populisme et de nationalisme» à la Jean-Marie Le Pen, une Amérique qui cherchait dans une «religiosité défensive et sectaire» une protection contre une mondialisation jugée menaçante.

«Ainsi nous avons là un pays superpuissant qui vit depuis des mois avec l'idée qu'il est exposé à des menaces mortelles, observe Alain Touraine. Mais cette idée, folle, que le pays le plus puissant du monde est menacé de mort par l'Irak, parce que Al-Qaeda, qui n'a pas de rapport avec ce pays du Moyen-Orient, a envoyé des avions contre le World Trade Center, est stupéfiante.»

Pour le sociologue, une telle situation ne repose sur aucune réalité objective et constitue purement et simplement une invention de George W. Bush et de ses conseillers.

«On a créé une situation qui n'a ni cause ni raison d'être qui lui sont propres. Pour la première fois dans l'histoire, nous avons une guerre qui n'a de rapport avec rien. Et c'est beaucoup plus sérieux qu'une guerre pour le pétrole parce qu'elle repose sur la conviction profonde des dirigeants et du peuple américains que le bien est menacé par le mal, par le diable.»

M. Touraine avoue avoir résisté autant qu'il a pu à l'évidence qu'il se passait «quelque chose que nous ne croyions plus possible depuis l'avènement de la modernité, il y a deux ou trois siècles». Et ce quelque chose, croit-il, ne peut pas être traité comme un simple moment de folie.

Mort de la démocratie
«Le politique pur, désormais séparé de toute finalité économique, n'offre d'autre expression que lui-même, la vie, la mort, donc la guerre, note le sociologue. Cette situation entraîne une série de conséquences et d'enjeux parmi lesquels la mort de la modernité mais aussi de la démocratie.»

Alain Touraine s'étonne du silence de l'opinion publique et de l'opposition politique américaines. Il constate aussi l'absence de médias d'opinion aux États-Unis. L'opinion publique s'est grandement affaiblie, par manque de tribunes où les intellectuels peuvent s'exprimer. «Dans ce vide politique et ce silence de l'opinion américaine, il n'y a plus aucune distance. À la télévision, on a le nez collé sur le char où l'on peut pour ainsi dire reconnaître le fils de la voisine.»

Après avoir souffert des ravages provoqués par les idéologies, les systèmes totalitaires, le communisme et le maoïsme, nous voici donc, remarque-t-il, devant la politique du vide et la prépondérance de la religion sur la vie civile, comme dans le monde islamique.

Prédisant «la mort du social», qui inclut le politique et l'économique, et le triomphe du religieux et de la guerre pour les 50 prochaines années, Alain Touraine, qui possède une formation en histoire, fait cette constatation, qu'il qualifie lui-même de bouleversante. «Un attentat spectaculaire contre deux bâtiments symboliques a rendu visible et inéluctable un changement brutal de société» qui autrefois aurait nécessité des siècles de révolution, de progrès et de mouvements sociaux. «On en perd la raison, s'étonne-t-il, on n'a pas idée de l'importance de ce qui est en cause.»

Alors, que faire ? «Il faut absolument se débarrasser de ce type!» déclare celui qu'on a longtemps considéré comme le plus proaméricain des intellectuels français. «Mais où sont les démocrates ?» demande-t-il avant de conclure que ce ne sera pas chose aisée.

Chaque année, le Fonds Gérard-Parizeau organise une conférence publique et décerne un prix à un intellectuel de renom en hommage à la mémoire de Gérard Parizeau (1899-1994), une figure dominante du secteur des assurances au Québec. Les domaines de l'économie et de l'histoire sont en alternance les hôtes de la conférence et du prix.

Françoise Lachance



 
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