Édition du 9 juin 2003 / volume 37, numéro 24
 
  Des Canadians errants
Bruno Ramirez lève le voile sur l’exode méconnu des Canadiens anglais vers les États-Unis.

L’historien Bruno Ramirez présente un nouveau regard sur l’émigration canadienne-anglaise aux États-Unis.

On a longtemps soupçonné les autorités britanniques et canadiennes d’avoir toléré par intérêt l’exode massif des Canadiens français vers les États-Unis au cours des 19e et 20e siècles. Cela ne favorisait-il pas l’assimilation à la majorité anglaise de ce peuple «sans histoire et sans littérature», comme l’avait qualifié lord Durham dans son célèbre rapport?

Selon Bruno Ramirez, professeur au Département d’histoire, les Canadiens anglais ont autant souffert de cet exode massif que les francophones. «La théorie du complot ne tient plus, signale en entrevue l’historien d’origine italienne. Les Canadiens anglais ont connu un exode massif, de l’État de New York à la côte du Pacifique. Et ils fuyaient pour des motifs économiques, soit pour les mêmes raisons que les francophones.»

Dans La ruée vers le Sud, parue récemment chez Boréal en traduction française, des 2,8 millions de Canadiens qui se sont installés aux États-Unis à partir de 1840, les deux tiers étaient des Canadiens anglais. Cela fait du Canada «l’un des plus grands bassins d’immigrants et de main-d’œuvre de l’histoire des États-Unis». Et pourtant, ce fait est pour ainsi dire absent de l’historiographie des deux pays.

À partir des données du Soundex Index to Canadian Border Entries to the USA, qui relève du bureau de l’immigration américaine, le professeur Ramirez a survolé 600 bobines de microfilms contenant quelque deux millions de déclarations pour retracer l’histoire de cet exode méconnu. Cette source d’information majeure présente les réponses à une vingtaine de questions posées à toute personne qui franchissait les postes frontières entre le début du 20e siècle et 1930. Cette procédure avait été établie pour limiter l’entrée d’indésirables aux États-Unis. Pour le chercheur, ces données constituent une véritable mine d’or.

Il a fallu attendre que les autorités américaines rendent ces archives publiques, durant les années 80, pour faire la lumière sur cet épisode majeur de la démographie historique. Le travail de recherche méthodique du professeur Ramirez, subventionné par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, a nécessité la collaboration d’une équipe d’étudiants-chercheurs de l’Université de Montréal. Le groupe de recherche Ethnicité et société a été mobilisé un été complet à cette fin.

Un Canadien sur cinq

Cette recherche a permis d’apprendre que, vers 1900, près de un Canadien sur cinq vivait aux États-Unis en attente d’un certificat de citoyenneté. Dans sa préface, le chercheur indique que les Canadiens errants, qu’ils soient d’expression française ou anglaise, affichent un profil démographique comparable et s’appuient également sur des réseaux de parents et d’amis. «Autre élément significatif: ce mouvement est associé étroitement à la croissance des États, des villes et des villages de la Nouvelle-Angleterre, de la région des Grands Lacs et de la côte Ouest. Les compétences et les ressources techniques des nouveaux venus en ont fait des acteurs clés de l’histoire des États-Unis.»

En raison de la langue et de la culture très voisine de part et d’autre de la frontière, les Canadiens anglais en exil ont connu une acculturation très rapide dans le melting-pot américain. Les francophones, eux, ont maintenu un certain temps leurs institutions culturelles; c’est ce qui a donné un caractère particulier à certaines villes de la Nouvelle-Angleterre à forte concentration canadienne-française. Encore aujourd’hui, on trouve des vestiges francophones dans l’architecture, l’urbanisme et la population des Providence, Manchester, Nantucket et autres capitales du textile au 19e siècle.

Traîtres à la nation

Au Québec, les autorités religieuses et politiques étaient outrées de constater ces départs massifs vers l’American Dream. En chaire, les prêtres qualifiaient de «traîtres à la nation» les Québécois qui allaient tenter leur chance aux États-Unis. On ne rapporte rien de tel au Canada anglais. Et il faut dire que l’émigration dans l’Ouest était compensée en partie par l’arrivée massive d’immigrants en provenance de l’Europe. L’exode faisait donc un peu moins mal que sur le territoire québécois.

Autre différence: la fuite massive vers le Sud s’est produite à des époques différentes selon qu’on partait de l’est ou de l’ouest de l’Outaouais. Après une pointe de près de 40 % en 1910, le Québec «produit» de 20 à 30 % des émigrants canadiens vers les États-Unis entre 1911 et 1927, et cette proportion grimpe à presque 45 % en 1930. L’Ontario, pour sa part, voit le taux de ses émigrants demeurer constant, entre 30 et 40 % pendant deux décennies (de 1908 à 1927) pour diminuer à 10 % ensuite. En Colombie-Britannique et dans les Prairies, cette proportion ne dépasse pas 30 % en 1914 et 1915 et baisse rapidement par la suite pour être presque nulle en 1928.

Le professeur du Département d’histoire, qui a écrit son ouvrage en anglais avant de le faire traduire, n’est pas étonné d’avoir apporté ce nouvel éclairage dans l’histoire nationale. Il se présente comme un observateur extérieur de la scène canadienne et c’est à titre de spécialiste de l’histoire américaine qu’il a été engagé à l’Université de Montréal il y a plus de 30 ans.

Comme incarnation de l’intellectuel planétaire, il ne se fait pas mieux. Avec son patronyme d’origine espagnole, il a grandi en Sicile près d’une base militaire américaine. Venu étudier à Philadelphie dans les années 60, il termine un doctorat sur l’histoire des États-Unis à l’Université de Toronto, où il entend parler d’un Québec en pleine effervescence dans les années 70. En 1977, il accepte un poste à l’Université de Montréal.

En plus de sa carrière de chercheur, Bruno Ramirez est un scénariste de talent. Il a participé à un documentaire célèbre sur la communauté italo-québécoise: Caffe Italia, Montréal. Avec le réalisateur Paul Tana, il a aussi travaillé à un long métrage de fiction, La Sarrasine. Actuellement, il met la dernière main avec la CBC à une télésérie de quatre heures sur un événement méconnu de l’histoire canadienne: l’instauration d’un camp d’internement durant la Deuxième Guerre mondiale où l’on emprisonnait les ennemis de la patrie. La série présente l’histoire (fictive) d’un adolescent italophone pris entre les détracteurs et les partisans de Mussolini. Le tournage débutera au mois d’août prochain dans la Petite Italie, à Montréal.

Mathieu-Robert Sauvé



 
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