Édition du 15 septembre 2003 / volume 38, numéro 4
 
  Les services de réadaptation sont-ils adéquats?
Ann Sutton et Natacha Trudeau sondent les mystères de l’acquisition du langage.

Deux étudiantes, Anne-Marie Pauzé et Marie-Andrée Poirier, aident Alessa Princivil Jean-François, trois ans, à terminer son test.

Vingt-cinq personnes privées de l’usage de la parole depuis la naissance participeront cette année à une recherche visant à rendre plus faciles leurs communications avec l’entourage. Les deux chercheuses responsables de ce travail, Ann Sutton et Natacha Trudeau, sont en effet convaincues qu’il est possible de mieux outiller ces personnes presque muettes.

Quelque 200 000 Canadiens souffrent d’une telle déficience, parfois acquise mais plus souvent présente dès la naissance. Sans être complètement muets, puisqu’ils peuvent émettre des sons, voire prononcer quelques mots, ils ne peuvent évidemment pas se servir de la parole pour se faire comprendre dans la vie de tous les jours. En revanche, leur ouïe est intacte. Il reste qu’un trouble moteur sérieux accompagne fréquemment ce grave problème de la communication.

Au cours d’une recherche antérieure, Mme Sutton a pu constater que les personnes aux prises avec cette déficience n’avaient apparemment pas la même flexibilité syntaxique que les personnes dotées de l’usage de la parole.

Dans un test qui consistait à reproduire, à l’aide d’idéogrammes, des phrases simples, les participants devaient néanmoins utiliser une stratégie pour se faire comprendre. La phrase était la suivante: «La fille qui pousse le clown porte un chapeau.» De petits personnages et des accessoires de Playmobil étaient reproduits (à l’ordinateur ou sur des cartons), soit une petite fille, une poussette, un chapeau et un clown. Les gens en mesure de parler — 25 personnes — ont modifié l’ordre de la phrase, en alignant «fille», «chapeau», «poussette» et «clown», ce qui a donné «La fille qui porte un chapeau pousse le clown». Ils ont donc eu recours à la «stratégie de proximité» (des mots). Les autres — ceux qui ne parlaient pas — n’ont pas interverti l’ordre initialement proposé et ont laissé le chapeau à la fin de la phrase, quitte à répéter le mot «fille». Cela donnait «La fille pousse le clown. La fille porte un chapeau».

«Ce dernier groupe a eu recours à deux phrases simples plutôt qu’à une phrase complexe», souligne Natacha Trudeau. Ses membres sont-ils incapables de produire des phrases complexes? Il est trop tôt pour répondre par la négative, estiment les chercheuses. En fait, il est fort possible, croit Natacha Trudeau, que les gens utilisant «un système de communication non oral» préfèrent tout simplement fournir le moins d’efforts possible.

N’oublions pas que certains des participants éprouvaient des difficultés motrices majeures et pouvaient mettre jusqu’à 45 secondes pour produire une seule image. Quelques-uns étaient incapables d’utiliser leurs bras ou leurs jambes, ou parfois ne pouvaient se servir ni des uns ni des autres. Mais le recours au mode du moindre effort ne signifie pas pour autant qu’il est impossible d’améliorer l’entraînement des participants. Peut-être a-t-on négligé de leur enseigner certaines compétences. Lesquelles?

                   

Ann Sutton                                                                    Natacha Trudeau

 
Au cours de leur étude, Mmes Sutton et Trudeau chercheront donc à savoir si cette différence de stratégie est due à une faible compréhension du fonctionnement du langage ou à un manque de «compétences pragmatiques». Dans ce cas, cela signifierait que les participants éprouvent de la difficulté à comprendre ce qu’on attend d’eux dès qu’une requête devient le moindrement complexe.

«La recherche nous permettra de mieux comprendre les liens entre la structure de phrases constituées de symboles graphiques et le langage parlé», résume Ann Sutton. Les deux femmes sont professeures adjointes à l’École d’orthophonie et d’audiologie et chercheuses au Centre de recherche de l’hôpital Sainte-Justine. Leur laboratoire se trouve au Centre de réadaptation Marie-Enfant.

Contrairement à la première recherche, que Mme Sutton a effectuée à la fin des années 90, celle en cours inclut des participants de tous âges. La présence d’enfants et d’adolescents dans chacun des groupes favorise la comparaison non seulement des deux groupes d’adultes entre eux mais également des adultes muets avec des participants plus jeunes de l’autre groupe. Cela peut faciliter l’élaboration de techniques appropriées pour les gens privés de la parole.

Pour leur recherche, intitulée «Défis et enjeux langagiers en communication non orale», Mmes Sutton et Trudeau ont bénéficié d’une bourse de 118 225 $ du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, étalée sur trois ans (elles sont à mi-chemin de leur travail).

«Notre étude constitue un petit pas vers de grandes questions», résume Natacha Trudeau. Et, fait non négligeable, elle se déroule en français. En effet, très peu de travaux dans ce domaine sont menés en français. «Nous avons la chance d’être juste à côté des États-Unis, où les connaissances en communication non orale sont très avancées. On profite en quelque sorte de l’élan», dit Natacha Trudeau.

En s’interrogeant sur l’importance de la représentation du langage dans la faculté de communiquer autrement que par la parole, Ann Sutton et Natacha Trudeau n’excluent pas l’hypothèse que les personnes privées de l’usage de la parole ne bénéficient pas d’une formation adéquate, notamment en raison des idées préconçues ou des préjugés quant à leur capacité d’apprendre.

«Lorsqu’on a de la difficulté à comprendre un enfant, on sous-estime ou l’on surestime ses compétences. Mais le plus juste sera notre vision, le mieux cela ira", rappelle Ann Sutton. Et si cet enfant peut apprendre à lire et à écrire, de nombreuses portes s’ouvriront à lui.»

Paule des Rivières



 
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