Édition du 15 septembre 2003 / volume 38, numéro 4
 
  Gangs de rue : les médias québécois font du bon travail
Les journaux ne sombrent pas dans le sensationnalisme à l’américaine.

«
Pour nous, la gang, c’est la famille. La confiance en moi, c’est la gang qui me l’a donnée.» Ainsi s’exprime Million, le chef des Bad Boys, dans une entrevue à la journaliste Christiane Desjardins, de La Presse, le 3 novembre 1999. «Abandonné par son père à 11 ans, Million s’est joint à un gang de rue à New York, puis il est venu à Montréal où il est devenu chef des Bad Boys, un groupe qui s’en allait à la dérive il y a quelques années. Il a restructuré le gang, dont le noyau dur compte maintenant une dizaine de fidèles "à la vie à la mort"», écrit la journaliste.

Cet extrait illustre bien la façon dont les médias écrits abordent la question des gangs de rue au Québec. «Les journaux québécois couvrent de manière réaliste les activités criminelles des gangs de rue. Les voies de fait et les homicides comptent évidemment pour une forte proportion des articles, mais on parle aussi du fait de société, on tente de comprendre», explique Alexis Dusonchet au terme d’une étude sur l’image des gangs de rue dans les médias québécois.

Pour sa maîtrise en criminologie, le jeune homme a passé en revue 306 articles sur les gangs de rue parus entre 1995 et 2000 dans La Presse, Le Journal de Montréal et Le Devoir. Après un savant travail d’analyse basé sur 143 variables, il pose un diagnostic plutôt positif dans le contexte nord-américain. «Aux États-Unis, on observe une nette tendance à la surmédiatisation des crimes contre la personne commis par les jeunes, surtout les meurtres. Cela atteint des proportions démesurées. Au Québec, il n’y a rien de tel», explique l’étudiant.

«Les médias américains, particulièrement les journaux, ont toujours représenté le phénomène comme étant en perpétuelle croissance, sans cesse plus grave, au point même de déclencher plusieurs crises ou paniques morales, peut-on lire dans le mémoire de M. Dusonchet. Les journaux montréalais accordent en contrepartie très peu d’importance aux divers aspects de l’évolution du phénomène (11,4% des articles du corpus). Une comparaison d’un autre ordre permet de confirmer cette impression […] : le nombre d’articles parus sur le thème des gangs dans le Honolulu Star Bulletin a augmenté de 4000% entre 1987 et 1996 et celui dans les quotidiens américains en général de 3600% entre 1983 et 1994. Le taux de parution dans la presse montréalaise des articles ayant pour objet les gang, a au contraire évolué en dents de scie. Et alors que les médias américains ont souvent prétendu que les gangs étaient de plus en plus nombreux, dangereux, violents et mieux armés […], les journaux de la région de Montréal demeurent au contraire assez discrets sur le sujet.»

Le pouvoir politique des médias

Destinés à faire exploser les cotes d’écoute sur les grands réseaux américains, des émissions comme 24 hours, Dateline, Cops et d’autres diffusent une image déformée des gangs de rue. «Les jeunes y sont présentés comme des psychopathes dangereux, des tueurs et des criminels sanguinaires. Il faut savoir que les meurtres constituent moins de 1 % des crimes, tant au Canada qu’aux États-Unis.»

Bien sûr, ceux qui adhèrent à des gangs ne sont pas des enfants de chœur, mais l’écrasante majorité de leurs crimes sont de petits délits, non les assassinats qu’on présente à la télé aux heures de grande écoute. Répondant à l’adage When it bleeds, it leads («Le sang fait les manchettes»), la télévision américaine fait ses choux gras des tueries perpétrées à l’arme à feu à partir d’une voiture en mouvement (drive-by-shooting), des viols collectifs (gang rapes), des voies de fait dans les résidences privées (home invasions), etc. Ces crimes sont bien réels mais ne forment pas l’essentiel de l’activité délinquante des gangs. Ce miroir déformant de la réalité a un effet sur les mesures américaines de répression, car les téléspectateurs sont aussi des électeurs. «L’opinion publique réagit vivement à ce phénomène et les politiciens subissent des pressions pour inciter l’État à réagir, à voter des lois», commente Alexis Dusonchet.

Tolérance contre moralisme

Au Québec, Le Journal de Montréal est celui qui publie le plus d’articles sur les gangs, selon l’échantillon de l’étudiant. De façon générale, ce quotidien s’en tient aux faits. Dans La Presse, les journalistes procèdent plus volontiers à des entrevues avec des acteurs, comme dans l’exemple présenté plus haut. Du côté du Devoir, dans lequel à peine 10% des articles de l’échantillon se rapportent aux gangs, on privilégie nettement l’analyse.

Cela dit, la présentation factuelle des incidents criminels attribuables aux gangs de jeunes conduit à un certain simplisme. «On s’attarde peu à l’explication du phénomène, on ne cherche pas non plus à mesurer son ampleur, son évolution», note le chercheur.

Dans son analyse comparative des différentes approches, le criminologue est très clair. «Au Québec, les valeurs de tolérance, de pardon, d’entraide et de solidarité sociale imprègnent la politique criminelle depuis de nombreuses années, estime-t-il. Aux États-Unis, ce sont au contraire la culture du contrôle social et celle de la peur qui dominent les esprits et les grands débats sociocritiques […] Ces mêmes dissemblances se retrouvent dans la pratique du journalisme : alors que le style des journalistes québécois semble plutôt événementiel, sobre et objectif, celui de leurs homologues américains veut que le récit factuel s’accompagne invariablement de mises en scène moralisatrices et mélodramatiques.»

Mathieu-Robert Sauvé



 
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