Édition du 27 octobre 2003 / volume 38, numéro 9
 
  Feu sacré et vitamine du faible
Le philosophe Régis Debray défend le principe de la laïcité pour endiguer le prosélytisme religieux.

Compagnon d’armes de Che Guevara, conseiller spécial de François Mitterrand, directeur de l’Institut européen de l’histoire et des sciences des religions, le philosophe "non religieux" Régis Debray a un parcours pour le moins inusité.

Chassez le religieux et il revient au galop. C’est ainsi qu’on pourrait résumer les propos du philosophe Régis Debray, invité par le Centre d’étude des religions le 14 octobre dernier à présenter son ouvrage Le feu sacré: fonctions du religieux.

Ce volume, qui constitue une véritable encyclopédie anthropologique du fait religieux, marque la fin d’une longue réflexion sur la religion amorcée par le philosophe non religieux en 1981 avec sa Critique de la raison politique ou l’inconscient religieux. Régis Debray y soutenait notamment que la religion, contrairement à ce qu’en disait Marx, n’est pas l’opium du peuple mais la "vitamine du faible".

L’expression montrait déjà que la religion peut remplir un rôle socialement utile. Dans Le feu sacré, M. Debray pousse plus loin sa réflexion en constatant que la religion se porte très bien partout dans le monde et qu’elle effectue même un retour en force malgré les nombreuses annonces de sa mort imminente.

«Dieu n’est pas mort; nous l’avons toujours sur le dos», peut-on lire dans Le feu sacré, qui demeure toutefois une œuvre plus descriptive qu’interprétative.

Ambivalence du feu et du sacré

«Je m’intéresse à tout ce qui fait courir l’homme, à tout ce qui motive le militant, à ce pour quoi on se lève le matin, à ce qui fait qu’il y a progrès de l’humanité, a indiqué le conférencier. Et la religion est quelque chose qui met l’Homo sapiens en mouvement.»

Le concept de religion est toutefois devenu à ses yeux un fourre-tout dont il faudrait se débarrasser. «Le mot "religion" est un mot-valise qu’il faudrait mettre au rebut. Le fait religieux déborde largement ce qu’on entend par religion au sens latin du terme et qui n’est pas rendu par ce mot.» Le mot serait, à son avis, impropre à désigner des manifestations comme le chamanisme ou les religions orientales.

Le contenu océanique du concept explique en partie le titre de l’ouvrage. «La religion est tout et son contraire. Le sacré fascine et repousse, unit et divise, apporte la douceur de l’inclusion et la douleur de l’exclusion. Le feu quant à lui brille et brûle, réchauffe et dévaste. L’association des deux mots redouble leur ambivalence.»

Cette ambivalence du religieux est le propre de l’être humain, la religion remplissant, depuis l’aube de l’humanité, les fonctions essentielles de fraternité, d’hostilité, d’identité et d’unité. Côté fraternité, Régis Debray soutient que les communautés religieuses, notamment les Dominicains, auraient été les premières sociétés démocratiques. Côté hostilité, il affirme que «la guerre est la continuation de la théologie par d’autres moyens».

La religion vient aussi combler un manque. «L’homme subordonne le réel à quelque chose qui n’est pas là. S’il se crée des entités métaphysiques personnifiées, c’est pour superposer une présence à une absence.» Ce référant virtuel représente toutefois un puissant moyen d’action, l’être humain préférant «ce qui sera à ce qui est».

Cette prise de conscience ne suffit pas à faire disparaître la religion parce qu’elle «répond à une pulsion vitale» et qu’elle «demeure imperméable au savoir». «Le rêve d’une humanité débarrassée du fait religieux relève de la crédulité et passe à côté d’une dimension fondamentale du fait humain», constate le philosophe, sans toutefois chercher à élucider quel est le moteur de cette pulsion vitale.

Voyant dans l’idéal révolutionnaire l’expression de cette même pulsion avec toutes ses tares, celui qui a été le compagnon d’armes de Che Guevara semble renier son passé. «Le sang du martyr est la semence du révolutionnaire et la révolution est la version séculière du Jugement dernier. Le culte révolutionnaire reflète toutes les pathologies chrétiennes», a-t-il déclaré.

De quoi faire se retourner el che dans sa tombe.

Le fait religieux à l’école laïque

«N’y a-t-il pas courte vue, chez les politiciens, à ne voir le religieux que sous l’angle de la gestion d’un problème?» a demandé au conférencier le doyen de la Faculté de théologie, Jean-Marc Charron. Dans l’espace public, «le feu sacré semble n’attirer que des pompiers», a renchéri l’animatrice de la soirée, la théologienne Solange Lefebvre.

«Il faut bien que quelqu’un gère le problème et qu’il y ait des coupe-feu, sinon ce serait l’embrasement, a répondu Régis Debray. Maintenir l’unité d’une mosaïque en plein prosélytisme est le problème politique essentiel de l’heure.»

Le maintien de cette unité passe, à son avis, par une meilleure connaissance du fait religieux. D’où son rapport, commandé par le ministère français de l’Éducation, recommandant l’enseignement du fait religieux dans les écoles laïques. M. Debray parle bel et bien ici du «fait religieux», comme l’indique le titre de son rapport, et non de religion.

«Devant la montée des identités religieuses, il faut éviter de se retrouver avec des écoles juives, des écoles chrétiennes et des écoles musulmanes. L’enseignement du fait religieux doit être non confessionnel pour être accepté par tous. Il faut l’aborder à travers des faits objectifs sans nécessairement ajouter de nouvelles disciplines à l’horaire.»

L’enseignement confessionnel serait d’ailleurs partout en crise là où il subsiste en Europe, les taux de dispense atteignant 90 % chez les adolescents.

La position de Régis Debray rejoint en fait celle présentée ici en 1999 par le rapport Proulx et que le gouvernement du Québec n’a toutefois pas osé adopter intégralement, préférant maintenir l’enseignement religieux confessionnel à l’école.

Daniel Baril



 
Archives | Communiqués | Pour nous joindre | Calendrier des événements
Université de Montréal, Direction des communications et du recrutement