Édition du 10 novembre 2003 / volume 38, numéro 10
 
  Les écrits de Sade plus évocateurs que des gravures
Emmanuelle Sauvage remporte le prix de la meilleure thèse et la médaille d’or du Gouverneur général.

C’est en étudiant l’adaptation du roman au théâtre qu’Emmanuelle Sauvage s’est intéressée à l’œuvre de Sade.

La chose aurait été impensable à une époque pas si lointaine: le gouverneur général du Canada récompensant de sa médaille d’or une thèse sur le marquis de Sade! Et le secrétaire de la Faculté des études supérieures (FES) annonçant que le prix de la meilleure thèse en sciences humaines va à une analyse littéraire des Cent vingt journées de Sodome et des trois Justine de Sade.

Ce sont pourtant les honneurs mérités par Emmanuelle Sauvage pour sa thèse de doctorat en études françaises, qui met en lumière l’interaction entre l’écriture romanesque de Sade, le théâtre et la peinture du 18e siècle. Le jury des prix de la FES a souligné la remarquable rigueur conceptuelle de l’auteure, la solidité de la réflexion théorique et l’ampleur de la recherche, qui démontre une connaissance étendue des textes du 18e siècle.

La thèse au thème pour le moins intrigant ne cherche «ni à réhabiliter ni à condamner Sade», a précisé à Forum Mme Sauvage, actuellement professeure en études françaises à l’Université de Guelph, en Ontario. «Après avoir été honni, Sade a été l’objet d’une réhabilitation excessive dans les années 70, où l’on s’est mis à l’encenser. Je dépasse les points de vue de la critique morale et de l’éloge pour m’appliquer à analyser les procédés par lesquels l’écriture fait naître dans notre imagination la «visibilité» d’un tableau.»

Peindre par l’écriture

Au 18e siècle, de vifs débats animaient le milieu artistique. Certains ne juraient que par la puissance visuelle de la gravure ou de la peinture alors que d’autres défendaient la supériorité de l’écriture pour rendre une scène ou une émotion. Chez les littéraires, un débat encore plus marqué opposait les défenseurs du genre narratif à ceux du genre descriptif.

Donatien Alphonse François, mieux connu sous le nom de marquis de Sade, considérait pour sa part que le texte est comme un tableau, l’écriture et la peinture recourant selon lui à des langages similaires. Cette conception de l’écriture l’amène à privilégier le style descriptif si typique de son œuvre et qui sied d’ailleurs très bien au roman érotique.

Mais le descriptif a mauvaise presse à l’époque. «On considère qu’il cède à la facilité, qu’il n’est que de l’expansion verbale, qu’il rompt l’équilibre du récit, alors que le narratif obéit à un ordre qui respecte le déroulement d’une action», souligne Emmanuelle Sauvage.

Selon la professeure, ceci explique que les narrateurs et les personnages des romans de Sade cherchent toujours à justifier leurs innombrables et interminables descriptions. Séraphine, par exemple, un personnage de La nouvelle Justine, introduit la description d’une partie de débauche entre ses parents en disant: «Cette première scène de libertinage est trop intéressante pour ne pas vous être détaillée.» Ailleurs, un narrateur précise que, «avant de décrire les horreurs qui se commettaient dans le cabinet des plaisirs [de l’évêque], il est nécessaire d’en peindre la décoration». Ou encore: «La nécessité de peindre les nouvelles gens m’oblige de couper un instant le fil du récit», avertit Justine.

Les descriptions se retrouvent même dans les sections métadiscursives, comme dans l’introduction des Cent vingt journées de Sodome, où les portraits des personnages renferment des récits eux-mêmes truffés de descriptions. Chaque fois, la chercheuse a relevé des commentaires qui sont autant d’éléments de légitimation du descriptif révélant, à son avis, la volonté de Sade d’aller à l’encontre du préjugé qui considère les descriptions comme superflues, voire nuisibles.

Si le divin marquis recourt à ce point au descriptif, ce n’est pas par simple obligation du genre érotique, puisque les descriptions ont tout aussi bien trait au décor. «Sade utilise aussi le style descriptif pour parodier les principes dramaturgiques et romanesques de Diderot et des œuvres sentimentales, dans lesquelles on peut lire beaucoup de descriptions de scènes visant à soutenir la conduite morale ou le sentiment esthétique», souligne Emmanuelle Sauvage.

Évidemment, Sade détourne ces procédés de leur fonction «noble» au profit d’émotions plus fortes.

La force de l’écrit

Ce mélange des genres – sentimental, pornographique, romanesque, dramatique –, ajouté aux descriptions qui sont ici de véritables hypotyposes, s’avère très efficace, du moins pour transmettre ce que les littéraires appellent l’évidence (ou visibilité) d’un «tableau de mots».

«La lassitude des descriptions est contrée par des procédés de visibilité efficaces qui donnent à ces descriptions un potentiel expressif infiniment plus puissant que les gravures de l’époque», affirme Emmanuelle Sauvage.

Par comparaison, les gravures publiées dans les premières éditions clandestines des romans de Sade lui paraissent rigides et figées dans des règles normatives classiques. Mêmes les positions sont traditionnelles! Ces gravures présentent le texte au premier niveau et ne rendent pas l’ambiguïté des émotions des personnages ou des narrateurs-voyeurs.

«Elles n’ont rien à voir avec l’inventivité ou la démesure de l’écrit et font mentir les idolâtres de l’image au 18e siècle», conclut la professeure, qui ne s’est toutefois pas aventurée à en mesurer l’effet subjectif sur le lecteur.

La thèse de Mme Sauvage a été dirigée par Benoît Melançon, professeur au Département d’études françaises.

Daniel Baril



 
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