Édition du 24 novembre 2003 / volume 38, numéro 13
 
  La juriste Andrée Lajoie reçoit le prix Léon-Gérin
Le gouvernement du Québec récompense une contribution exceptionnelle en sciences humaines.

Andrée Lajoie s’est toujours interrogée sur les conséquences sociales du droit.

Andrée Lajoie, femme engagée s’il en est, a reçu, le 18 novembre, le prix Léon-Gérin, qui souligne une contribution exceptionnelle au domaine des sciences humaines. Le prix représente la plus haute distinction honorifique attribuée par le gouvernement du Québec dans ce champ d’activité.

«Ce n’est pas désagréable. Ce prix constitue un témoignage de reconnaissance», observe modestement la lauréate. Scientifique de grande réputation et citoyenne exemplaire, Andrée Lajoie est professeure titulaire à la Faculté de droit et membre du Centre de recherche en droit public (CRDP) depuis 35 ans. Dès 1962, elle répondait à l’invitation de son ancien professeur, Jean Beetz, en se joignant au CRDP, alors nouvellement créé. Sa passion pour le droit se développe rapidement même si, au départ, Andrée Lajoie aurait voulu être journaliste. Mais sur les conseils d’un ami de son père, directeur de journal, elle choisit le droit pour ne pas courir le risque d’être cantonnée aux pages féminines des journaux de l’époque.

«Nous lui devons beaucoup», affirme l’actuel président du CRDP, Pierre Noreau. Ce dernier rappelle, en effet, que le Centre s’est grandement défini en fonction de l’impulsion de Mme Lajoie, qui s’interrogeait systématiquement sur la conséquence sociale du droit. Membre du Barreau du Québec, la lauréate est également titulaire d’une maîtrise en sciences politiques de l’Université d’Oxford.

«Andrée Lajoie incarne l’intellectuelle dans ses dimensions d’engagement social», ajoute-t-il en saluant sa vivacité d’esprit et sa polyvalence. Elle est le deuxième membre du CRDP à gagner le prix Léon-Gérin, qui fut attribué à son collègue Guy Rocher en 1995.

Rapports droit-société

L’apport scientifique de Mme Lajoie a marqué le développement de la communauté juridique, notamment parce qu’elle n’a eu de cesse de remettre en question le rôle du droit dans la société. En fait, on peut dire qu’elle fait partie du petit noyau de juristes québécois voués à l’analyse des rapports entre le droit et la société. Les champs d’études de la professeure, spécialiste du droit constitutionnel et de la théorie du droit, sont étonnamment diversifiés et ont maintes fois permis de considérer d’importantes problématiques d’un śil nouveau.

«J’ai fait plusieurs choses. J’ai d’abord étudié le droit comme instrument d’application des politiques – en santé, en enseignement supérieur et dans le secteur des affaires municipales – avant de m’intéresser au versant contraire en me demandant quels étaient les facteurs extérieurs qui pèsent sur la production du droit.

«Je n’ai jamais cherché à énoncer le droit, dit Andrée Lajoie, j’ai toujours cherché à le comprendre. Je suis analytique. C’est la curiosité qui m’anime», confie-t-elle.

En analysant la jurisprudence que la Cour suprême a établie au cours de la période allant de la fin de la Seconde Guerre à l’arrivée de la Charte, Mme Lajoie se rend compte que c’est avant tout la conjoncture politique qui oriente les décisions d’un côté ou de l’autre. «Par exemple, en 10 ans, la Cour a donné trois interprétations de l’expression "société libre et démocratique"». Les tribunaux sont à l’écoute de leur auditoire universel, c’est-à-dire des parties, des médias et de la population.

La place des minorités

Les valeurs dominantes orientent le droit, certes, mais, dans un tel contexte, quelle est la place des minorités? Dans un ouvrage publié à l’été 2002 et intitulé Quand les minorités font la loi, la professeure conclut que les groupes minoritaires arrivent à faire entériner leurs valeurs par les tribunaux mais uniquement dans la mesure où ces valeurs coïncident au moins en partie avec les valeurs dominantes.

Mais encore là, tout n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Toutes les minorités ne sont pas égales devant la loi. Ainsi, les tribunaux traitent différemment les minorités sociales et les minorités politiques: reconnaître l’égalité de principe aux gais et lesbiennes et aux femmes ne coûte pas très cher, rappelle Mme Lajoie. Toutefois, reconnaître l’égalité économique des femmes et des hommes peut entraîner des conséquences inacceptables à long terme pour la minorité numérique dominante que constituent les hommes. La Cour a donc invoqué à maintes reprises d’autres valeurs, comme l’évolution du contexte social, afin de ne pas avoir à fonder sur l’égalité économique même des décisions favorables aux femmes.

En examinant le rôle idéologique du droit, Andrée Lajoie s’est longuement attardée au modèle politique canadien. Ses analyses du fédéralisme ont grandement influencé les débats sur les relations fédérales-provinciales, et ce, dans plusieurs champs. Encore tout récemment, un avocat ontarien représentant un syndicat de postiers lui a demandé copie d’un ouvrage qu’elle a publié en 1972, Expropriation et fédéralisme, pour contester la constitutionnalité de l’Accord de libre-échange nord-américain.

Désormais, elle se concentre sur les droits ancestraux des autochtones, assumant pour les trois prochaines années la direction d’un projet de recherche intitulé «Autochtonie et gouvernance», qui réunit une quinzaine de chercheurs.

Les travaux de Mme Lajoie ont acquis une notoriété internationale, notamment en France, en Belgique, en Italie, en Grèce, en Écosse et en Espagne. Mais cette notoriété n’a jamais empêché la lauréate de s’engager à fond dans la vie de l’Université.

«Elle a toujours manifesté un grand engagement par rapport à l’établissement, dit Pierre Noreau. Elle siège à des comités et n’hésite jamais à faire le travail qu’il faut pour que l’Université se maintienne.»

Lors de la cérémonie de remise des Prix du Québec, Mme Lajoie a exprimé sa reconnaissance envers plusieurs personnes ainsi qu’envers l’Université et les divers organismes subventionnaires qui lui ont permis de poursuivre ses recherches. Elle a conclu en exhortant le gouvernement «à faire confiance à la recherche fondamentale et libre plutôt que de "réingénierer" les universités».

Paule des Rivières



 
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