Édition du 12 janvier 2004 / volume 38, numéro 16
 
  Les retraités décrocheurs
La retraite du type « Liberté 55 » est une déresponsabilisation, dit l’éthicien Hubert Doucet.

Hubert Doucet

La retraite? Quelle retraite? Le professeur Hubert Doucet s’inquiète de la façon dont on conçoit généralement ce temps de la vie aujourd’hui, alors que la fameuse cohorte des baby-boomers, pachyderme générationnel, se prépare à y entrer. Une réflexion qui tombe à point nommé en cette période de l’année où les publicités pour les REER vont bientôt nous assaillir.

Justement, pour faire image, l’éthicien de la Faculté de théologie et de sciences des religions, directeur des programmes de bioéthique à l’Université, se sert de ce qu’une compagnie d’assurances a osé appeler «Liberté 55». Autrement dit, les «vacances à perpétuité», une période utopique, une société des loisirs pour les gens vieillissants mais encore en forme, ceux qu’on nomme les «retraités actifs»: le soleil en hiver, le golf à l’année, etc. Pour le dire avec les mots d’une compagnie de fonds de placement: «La vie est longue. Profitez-en.»

Sa critique, Hubert Doucet la développait récemment dans une conférence sur les enjeux éthiques du vieillissement, prononcée pour l’observatoire Vieillissement et société, un nouvel organisme rattaché à l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal (www.observatoirevieillissementetsociete.org).

Se retirer

Signe des temps? L’expression «se retirer» se répand actuellement pour parler de la retraite. Même Hubert Doucet use du mot. Ce n’est peut-être pas innocent à une époque où, aux États-Unis, les retraités se «retirent» littéralement de plus en plus – voire se retranchent – dans les dites gated communities, c’est-à-dire des quartiers ceinturés d’une enceinte, munis de guérites et dont les règlements sont très stricts: interdiction aux enfants, par exemple, d’y habiter.

Ces communautés sont sans doute l’incarnation la plus poussée de ce que M. Doucet dénonce. Mais nul besoin au fond d’en arriver là pour tomber dans une «mise en retrait» que l’éthicien considère comme nuisible.

Il n’y a qu’à s’attarder au discours des organismes telle la Fédération de l’âge d’or du Québec (FADOQ). «Tout chez ses membres s’articule presque exclusivement autour de deux pôles: les droits des retraités d’une part et les sacro-saints loisirs de l’autre.» Bref l’ambition de faire ce qu’on veut tout en étant certain de profiter lorsqu’il le faudra de tous les soins de santé à la fine pointe de la technologie, et ce, peu importe les coûts. Or, insiste Hubert Doucet – lui-même membre de la FADOQ pour les «avantages en matière d’assurances» –, «ce discours à deux pôles est inquiétant puisqu’il évacue le sentiment de responsabilité que toute personne devrait conserver à l’égard de sa société, toute sa vie durant». M. Doucet observe aussi avec inquiétude la dépolitisation des personnes âgées que révèlent les sondages. Certes, on les voit voter en grand nombre aux journées électorales. «Mais c’est d’abord et avant tout pour défendre leurs droits», estime l’éthicien.

Contradictions ou tensions?

Continuer à se sentir responsable de sa société, «ne pas abandonner le monde», d’accord. Mais la pression que subissent les personnes proches de la retraite n’est-elle pas au contraire de faire place aux jeunes?

Au fond, n’a-t-on pas des demandes contradictoires à leur égard? Hubert Doucet précise: il n’y a pas tant là une contradiction qu’une tension qui peut être selon lui créatrice de solutions. À la question «Comment laisser la place et demeurer dans la maison?», il y a toutes sortes de réponses qui sont autant de solutions.

Bien sûr, Hubert Doucet reconnaît que de récentes mutations dans le monde du travail font que plusieurs personnes au tournant de la soixantaine sont justifiées de ne rêver qu’au «décrochage». Notre société est devenue dure, constate-t-il. Elle ne cesse de se faire de plus en plus compétitive. Partout, on exige à tous de déclasser les autres. Parfois, l’univers du travail vient à en perdre son sens. «Il me semble qu’il y a quelque chose du genre dans le fait que tant de personnes âgées de 55 ans et plus ont pris leur retraite au milieu des années 90, notamment dans le monde de la santé.»

Ne pas mourir

Hubert Doucet conçoit donc qu’on ait envie de sortir au plus vite de cette quasi-jungle. Ce qu’il comprend moins, c’est une autre attitude qui se répand dans les sociétés développées: une espèce de refus, diffus et croissant, de cette limite «naturelle» qu’est la mort.

Refus qui n’est pas entièrement nouveau, précise-t-il. Mais autrefois, «nous transférions notre peur de la mort au ciel ou dans l’art. Aujourd’hui, nous la nions en cherchant à prolonger la vie de façon illimitée». Même que certains groupes comme les Extropians et les «transhumanists», constitués d’Américains et d’Européens, militent ouvertement pour que les êtres humains mettent au point sans contrainte, et utilisent sans interdiction, toutes les techniques pour vivre le plus longtemps possible – ce qu’ils appellent la superlongevity. Leur espoir: qu’un jour, grâce à la technologie – à force de thérapies géniques et de prothèses –, l’être humain puisse carrément surmonter la mort. «Tout cela n’est que foutaise, lance Hubert Doucet, comme si l’on pouvait vaincre la mort!» Ces groupes, dit-il, sont simplement plus radicaux que nous. Implicitement, plusieurs d’entre nous refusent de plus en plus le fait que «vieillir, c’est approcher la mort».

La question semble abstraite, mais a des conséquences bien concrètes, notamment celle-ci: «Quelle sorte de soins la société doit-elle offrir aux gens qui vieillissent?» Doit-on recourir aussi systématiquement au placement dans un centre hospitalier de soins de longue durée? Selon Hubert Doucet, ce type de solution coûte cher. «Plusieurs personnes pourraient très bien rester chez elles si elles étaient davantage aidées. Mais pour cela, on n’a pas d’argent.» Au contraire, il faudrait de plus en plus «se tourner vers un soutien qui va permettre aux gens de donner du sens à leurs dernières années de vie».

Or, une des façons de donner du sens à la vie des gens du troisième âge serait de favoriser les rapports de transmission du savoir de la génération vieillissante vers les autres. Un exemple: une activité socioculturelle a été organisée dans certaines écoles, où des personnes âgées enseignaient à des jeunes à tricoter des tuques et des bas pour les enfants de pays pauvres. «S’il y a quelque chose d’anodin, c’est bien de tricoter! commente l’éthicien. Mais c’était impressionnant de voir à quel point cela remplissait de joie les jeunes et les personnes âgées.» Selon Hubert Doucet, il y aurait donc, autour du principe de la transmission et de la communication, plusieurs activités à inventer, à organiser.

Au fond, il y a là une question de responsabilité: «Les femmes et les hommes vieillissants, parce qu’ils ont encore de l’énergie et de l’expérience, ont la responsabilité de demeurer actifs dans le monde qui se fait.»

Antoine Robitaille



 
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