Édition du 19 janvier 2004 / volume 38, numéro 17
 
  Le cannibalisme chez les Cris: mythes et réalités
Guy Lanoue publie dans Anthropologica un article sur le Windigo

Dans la mythologie crie, l’hiver est la saison de prédilection du Windigo.

C’est l’hiver. Le chasseur affamé erre depuis plusieurs jours. Il s’arrête, inquiet. Une ombre passe dans la forêt. Le Windigo guette. C’est un géant cannibale au cœur de glace, mi-homme, mi-dieu. Il terrorise les populations autochtones du nord du pays (notamment les Cris et les Ojibwés au Québec). Si son esprit s’empare du chasseur, il peut le pousser à manger son prochain, devenant à son tour un esprit maléfique.

Le mythe est si tenace qu’il a donné naissance à ce qu’on appelle la psychose du Windigo, reconnue par Santé Canada dans un Guide de pratique clinique à l’intention du personnel infirmier. La personne qui en souffre tombe dans une espèce de démence où elle menace de s’attaquer aux gens qui l’entourent pour les manger. Il faut alors traiter ce problème de santé mentale avec doigté et compréhension.

Dans un document publié par le solliciteur général du Canada en 1994, on dit que les peuples indigènes avaient autrefois recours à l’anthropophagie «en cas d’extrême famine». Mais le mangeur de chair était aussitôt rejeté par sa communauté. «L’ostracisme qui frappait l’infortuné s’expliquait peut-être par la crainte qu’inspirait le «windigo», personne transformée en cannibale par ensorcellement. S’il s’avérait que le cannibale avait mangé de la chair humaine sans y être vraiment obligé, il était mis à mort», dit le document1.

L’homme qui n’a pas vu l’ours

Guy Lanoue est professeur à l’Université de Montréal depuis 10 ans.

L’anthropologue Guy Lanoue n’a jamais vu le Windigo (qu’on appelle aussi Windego, Wetiko, Wetako, Windikouk, selon les dialectes en vigueur), mais il a souvent entendu des récits à son sujet. «Ceux qui parlent du Windigo ne l’ont jamais aperçu eux-mêmes. Ils racontent plutôt qu’un grand-père ou un lointain ancêtre l’a vu, et que le récit s’est transmis jusqu’à eux.»

Aussi bien le dire franchement: le professeur du Département d’anthropologie ne croit pas en l’existence du cannibalisme chez les Cris. «Aucun cas chez les autochtones septentrionaux n’a été rapporté ni documenté, affirme-t-il. Si le cannibalisme a été pratiqué au Canada, c’est dans les mythes. Et là, il est très présent.»

Comme M. Lanoue l’explique dans un article à paraître dans Anthropologica (écrit avec une spécialiste de la culture crie, Nadia Ferrara), les témoignages attestant la présence d’un esprit cannibale relèvent de la littérature enfantine, et les auteurs donnent même des références dans Internet (voir par exemple www.dinojoe.8m.com/crypto/windigo.html ).

Cela étant dit, les spécialistes plongent dans la culture autochtone pour proposer un nouveau regard sur les théories relatives à l’esprit mangeur de chair humaine. «La possession par le Windigo ou son incarnation humaine est une grande métaphore sur la notion de soi dans la communauté», expliquent-ils. Le Windigo fait des pas de plusieurs kilomètres grâce à des chaussures confectionnées avec la cime des arbres. Il illustre ainsi l’impérieux besoin de bouger des nomades, qui passent 11 mois sur 12 en déplacement.

Étant donné la superficie des territoires à couvrir et la rareté du gibier, précise M. Lanoue en entrevue, la survie des nomades réside dans la mobilité. S’arrêter signifie la mort. Le Windigo rappelle donc les chasseurs à leurs obligations. «Je suis convaincu qu’un chasseur continuerait de marcher devant lui même s’il était épuisé, affamé et avait l’occasion de manger de la chair humaine. Rompre le tabou du Windigo ne lui viendrait même pas à l’esprit.»

Dans la culture des Cris (et des Sekanis, parmi lesquels M. Lanoue a résidé durant deux ans dans les années 70), l’homme est bien inférieur aux animaux. Si un groupe de chasseurs rencontre un orignal ou un caribou sur sa route, c’est que cet animal a accepté de se sacrifier pour permettre aux hommes de vivre. Il serait donc contre-nature de manger un être humain.

Un chercheur globe-trotter

Originaire de Montréal, Guy Lanoue a vécu en Colombie-Britannique et en Italie avant de déposer ses bagages dans sa ville natale, il y a 10 ans, pour accepter un poste de professeur à l’Université.

Quand on parcourt la liste de ses publications, on est étonné de la diversité de ses champs d’intérêt. Récemment, il a fait paraître un livre sur la sémiotique de la vieille bourgeoisie à Rome et a traduit en anglais un ouvrage italien sur les traditions populaires. Il a aussi rédigé des articles sur les femmes et l’évolution sociale en Italie, sur les rituels politiques de victoire et d’échec dans les universités italiennes et sur le totémisme.

Sa principale expertise touche la mythologie amérindienne. Il publiera sous peu un essai d’un genre inhabituel, écrit en collaboration avec le poète Jean-Marc Desgent: Errances. «Dans ce livre, nous avons cherché à comprendre comment se pensent le nous et le moi dans l’espace mythique des nomades septentrionaux sekani», explique-t-il.

Une des surprises de l’anthropologue a été de constater que la mythologie des sekani de la côte Ouest canadienne, qu’il connaissait bien pour avoir partagé le quotidien d’un village, rejoignait en plusieurs points celle des Cris du Québec. Particulièrement en ce qui concerne le Windigo. Il a donc uni ses compétences à celles de Nadia Ferrara pour proposer une étude comparative des deux façons d’interpréter le mythe.

Mathieu-Robert Sauvé

1 Christie Jefferson, La conquête par le droit, Solliciteur général du Canada, 1994, p. 80.

 



 
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