Édition du 26 janvier 2004 / volume 38, numéro 18
 
  La gentrification démystifiée
Ce n’est pas le mal absolu, au contraire, disent deux professeurs de l’Institut d’urbanisme

Gérard Beaudet

Contrairement à ce que prétendait le terroriste qui déposa de fausses bombes dans deux quartiers de Montréal au début du mois (un suspect a récemment été arrêté dans cette curieuse affaire), la gentrification n’est pas le mal absolu, bien au contraire. C’est ce que clament les professeurs Paul Lewis et Gérard Beaudet, rencontrés par Forum à l’Institut d’urbanisme.

Les deux professeurs ont d’abord précisé que le terme «gentrification» a été inventé dans les années 70 en Angleterre pour décrire la revitalisation du centre de Londres. Il vient de gentry, qui signifie «haute bourgeoisie». Faute d’un mot plus juste pour le traduire, on use de plus en plus du vocable «embourgeoisement».

Mais pour Gérard Beaudet, la gentrification, c’est un embourgeoisement particulier: «C’est l’arrivée de gens à statut socioéconomique privilégié dans des quartiers qui avaient été abandonnés au profit de la banlieue.» Ces nouveaux venus font en sorte qu’on restaure le milieu physique et rehausse le niveau de vie du quartier.

Le mot

Le grand dictionnaire terminologique de l’Office de la langue française déconseille l’usage du terme «gentrification» en français pour deux raisons. D’une part, sa «faible conformité sémantique au système linguistique du français» sème la confusion; d’autre part, «les acteurs du processus d’embourgeoisement appartiennent bien à des classes sociales aisées, mais généralement pas à la haute bourgeoisie». D’autres linguistes, comme ceux de Radio-Canada, ont proposé le terme «élitisation», note le dictionnaire, mais pour des raisons manifestes il ne s’est pas implanté dans l’usage.

Paul Lewis

Gérard Beaudet insiste: l’embourgeoisement dont on parle est lié à une revalorisation de quartiers anciens et même à ce qu’on peut appeler leur «patrimonialisation», processus qui débute lorsque certains «pionniers» s’y installent. M. Beaudet précise: «Ce ne sont pas de grands bourgeois puisqu’ils ont plus de capital culturel que de capital économique.» Paul Lewis renchérit: «Ce sont souvent des artistes. Ils ont plus de goût que d’argent.» M. Lewis donne l’exemple des maisons de fond de cour, près de la tour de Radio-Canada: des demeures ouvrières qui avaient longtemps été négligées, voire abandonnées, et qui, à partir des années 80, ont tranquillement été acquises et rénovées. Non pas par des nantis, mais par des gens qui avaient une sensibilité pour les quartiers urbains historiques. Par la suite, phénomène de mimétisme et bouleversements du marché de l’habitation ont engendré un mouvement. «C’est ainsi qu’un quartier se transforme», dit Paul Lewis.

Nos urbanistes indiquent que la plupart du temps la gentrification fait en sorte que des quartiers retournent simplement à une vocation d’origine. «On dit souvent que le Plateau-Mont-Royal était un quartier ouvrier qui a été gentrifié. Mais il y avait plusieurs rues de petite bourgeoisie sur le Plateau. Et aujourd’hui, celles-ci renouent en quelque sorte avec ce qu’elles étaient jadis.»

Bons côtés

Les bons côtés de la gentrification sont nombreux, selon les professeurs Lewis et Beaudet. L’arrivée de gens avec un pouvoir d’achat supérieur permet à tous les commerces d’un quartier de recevoir une sorte de bouffée d’oxygène économique. Ce qui attire de nouveaux marchands. Pensons aux multiples boulangeries du Plateau. Sans les nouveaux clients, il est impensable que certaines boutiques spécialisées, de moyenne et haute gamme, s’installent dans le coin. Chose rarement soulignée: même les commerces de bas de gamme y gagnent. «Les gens qui ont les moyens vont aussi chez Dollorama. Lorsqu’il y a gentrification, ce type de commerce peut plus facilement survivre. Ce ne serait souvent pas possible sans leur apport.» Autrement, un quartier peut connaître le sort de la rue Sainte-Catherine, entre la rue Viau et le boulevard Pie-IX, estime Paul Lewis: «Ce secteur est moribond. Entre autres parce que le pouvoir d’achat des gens du coin est tellement faible que ce n’est pas intéressant pour les commerçants de s’y installer.» Et si les commerçants ne vont pas dans ces zones, où vont-ils? En périphérie, explique M. Lewis. Ce qui crée un cercle vicieux puisque, alors, les gens des classes moyennes les suivent. «Or, si l’on veut façonner un milieu de vie intéressant et attrayant en ville, il faut des résidants et jusqu’à un certain point des résidants qui ont de l’argent. La Ville de Montréal doit tout faire pour que plus de gens avec des revenus substantiels reviennent dans les quartiers centraux.»

Mixité

Gérard Beaudet acquiesce. Il ajoute même que les quartiers centraux ont connu leur apogée lorsqu’ils étaient peuplés d’une «belle fourchette de statuts socioéconomiques». C’est justement ce que la revitalisation du Plateau a rendu possible. L’urbaniste trouve le quartier Côte-des-Neiges (CDN) très intéressant à cet égard: «Il y a là un bel exemple de ce phénomène de cohabitation qui profite en définitive à toutes sortes de gens.» Paul Lewis enchaîne en faisant remarquer que, dans ce quartier, tout le flanc est, vers Outremont, est plutôt cher et riche, alors qu’à l’ouest, ça l’est un peu et parfois beaucoup moins. «Prenez les commerces, chemin de la Côte-des-Neiges: ils satisfont les deux clientèles. Même Zone a réussi à y ouvrir un magasin! Alors qu’on trouve des boutiques bien moins huppées sur le même tronçon de rue.»

Les exclus

Toutefois, le processus produit sa part de «dommages collatéraux». Car il chasse parfois d’un quartier les personnes qui appartiennent à des classes sociales moins nanties et qui y habitaient depuis longtemps. C’est en cela que la gentrification est souvent perçue comme un phénomène très négatif, une sorte de «nettoyage urbain» spontané.

Le défi est donc de profiter des avantages de la gentrification, lesquels permettent de freiner l’étalement urbain, tout en évitant ses côtés négatifs. «Il faut que, collectivement, on trouve un moyen pour que les gens les plus défavorisés ne paient pas la note en bout de ligne.»

Pour ce faire, insistent nos urbanistes, il faut commencer par cerner les «vraies causes du déplacement des populations moins nanties». Or, ce ne sont pas celles qu’on présente souvent. Tout abandonnés à leur haine de classe, les militants extrémistes ont fait du «yuppy» (young urban professional) et des gens des banlieues revenant en ville les grands méchants loups.

La transformation de logements en copropriétés est un phénomène marginal dans les quartiers centraux de Montréal, disent les urbanistes Paul Lewis et Gérard Beaudet.

Or, les urbanistes soulignent qu’à Montréal, c’est surtout le fractionnement des ménages qui stimule la demande. L’accroissement du nombre de ménages y est plus rapide que l’augmentation de la taille de la population. C’est qu’en période de prospérité économique les couples ont plus tendance à se séparer puisque chacun des membres croit pouvoir bien s’en tirer seul. Le nombre de ménages «non familiaux», c’est-à-dire où il n’y a qu’un seul adulte et un ou deux enfants (qui habitent avec l’adultes poradiquement), a explosé dans la dernière décennie. Celui des logements occupés par des personnes seules aussi.

De plus, culturellement, les Montréalais qui ont le choix n’acceptent plus d’être «entassés dans un appartement». Ils veulent de l’espace. Les statistiques révèlent qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale on ne comptait que deux personnes et demie par pièce. Dans les années 70, fait remarquer Gérard Beaudet, l’objectif des planificateurs à Montréal était de réduire le ratio à une pièce par personne. Aujourd’hui, «quand on a deux personnes dans un logement de sept pièces et demie, les gens sont à l’aise». Les statistiques indiquent qu’il y a de nos jours plus de deux pièces par personne.

Ces phénomènes poussent le prix des logements à la hausse certes. Le marché de la copropriété s’en trouve dopé. Gérard Beaudet fait remarquer toutefois que la conversion de logements en copropriétés est rare dans Hochelaga-Maisonneuve par exemple. Quant à la construction d’appartements neufs en copropriété, elle se fait souvent sur des terrains vacants et notamment à des coins de rues anciennement occupés par une station-service. Bref, les ceux-ci n’enlèvent pas des logements, ils en rajoutent. Paul Lewis fait remarquer que, «dans le cas d’Hochelaga-Maisonneuve, même si l’on ne construisait jamais d’immeubles en copropriété, le prix des loyers augmenterait de toute façon parce qu’il y a une pression sur le marché locatif».

La solution s’impose donc: construire des logements locatifs. Bien sûr, mais il faut faire attention, insistent-ils. «Si l’on construit des HLM, on confirme la situation de pauvreté parce que, par définition, les gens qui y vivent ont les plus faibles revenus du système. Plus on en bâtit, plus on fait baisser la moyenne des revenus, plus on aggrave la situation.» Déjà, dans Hochelaga-Maisonneuve, 25 % des logements sont dits «sociaux». «Le problème, c’est que les extrémistes ne veulent que des logements de type HLM pour les gens pauvres uniquement. Ils ne pensent pas à la classe intermédiaire, qui a actuellement aussi des problèmes à se loger et qu’on doit aider.»

Mais Gérard Beaudet, malgré la crise des fausses bombes, croit que les mentalités changent. Le prouvent par exemple de récentes positions du Collectif en aménagement urbain d’Hochelaga-Maisonneuve (CAUHM), qui disait jadis craindre comme la peste la spéculation immobilière. Aujourd’hui, comme un responsable du CAUHM le déclarait au Devoir récemment: «On ne pourrait pas en avoir, nous aussi, un peu de gentrification?» Preuve que ce n’est certainement pas là le mal absolu.

Antoine Robitaille



 
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