Édition du 2 février 2004 / volume 38, numéro 19
 
  Quand la liberté d’expression se heurte à la vie privée
Selon Pierre Trudel, il y a un dangereux déséquilibre entre respect de la vie privée et liberté d’expression des médias

Pierre Trudel

«Au Québec, les tribunaux affichent une tendance très forte à privilégier le droit à la vie privée au détriment du droit à la liberté d’expression et du droit à l’information. Ce déséquilibre est préoccupant et donne des munitions à ceux qui veulent faire taire les médias.»

C’est ce que déclarait le professeur Pierre Trudel au colloque de l’Association québécoise de droit comparé, tenu à la Faculté de droit le 23 janvier à l’occasion du 125e anniversaire de la Faculté. Le colloque, qui a aussi rendu un hommage au juge Jean-Louis Baudoin (voir l’encadré), avait pour thème la liberté d’expression et la responsabilité civile.

Faute ou parti pris?

 Le professeur Trudel, titulaire d’une chaire sur le droit des technologies de l’information, s’est dit inquiet du biais affiché par les tribunaux de première instance. «La tendance est de considérer comme fautif ce qui s’éloigne de l’article de journal que le juge aurait aimé lire ou du reportage qu’il aurait aimé regarder», a-t-il affirmé de façon ironique. À son avis, les juges se substituent alors aux critiques de médias.

À titre d’exemple, le professeur mentionne la plainte de Moncef Guitouni, ex-candidat de l’ADQ, contre Radio-Canada, qui avait présenté un portrait peu flatteur de l’homme. La Cour supérieure a statué qu’il y avait eu faute de la part de Radio-Canada parce que le reportage était défavorable au candidat.

«Un biais ou un parti pris de la part d’un média n’est pas en soi une faute, objecte Pierre Trudel. La Cour d’appel, qui a renversé la décision, a d’ailleurs établi cette distinction.»

Autre exemple: la conjointe d’un prévenu accusé d’agression sexuelle a vu sa photo – prise lorsqu’elle accompagnait son conjoint à la cour – publiée par Photo Police avec son nom. Le tribunal a statué que la révélation de l’identité de cette femme ne faisait pas partie du droit du public à l’information.

Selon Pierre Trudel, le juge a erré. «Il était de l’intérêt public de savoir qui était la personne qui accompagnait le prévenu, soutient-il. Sinon, nous donnons un droit de veto aux individus pour déterminer ce que le public a le droit de savoir et cela va trop loin.»

Un tel droit de veto a effectivement été donné dans le cas d’une jeune femme qui n’a pas apprécié que sa photo, prise en public et sans aucun aspect compromettant, figure dans un reportage sur la vie urbaine publié par la revue Vice Versa. Selon la cour, le photographe aurait dû demander à la jeune femme la permission de publier sa photo. «C’est ce qui fait qu’on se retrouve maintenant avec des reportages dans lesquels on ne voit que les pieds des gens!» fait remarquer le professeur.

À la lumière de ces cas, Pierre Trudel estime que les tribunaux doivent rétablir un meilleur équilibre entre le droit à la liberté d’expression et le droit à la vie privée. «Seul ce qui porte effectivement atteinte à la réputation et à la vie privée devrait être condamné. Il faut accorder plus de protection à la liberté de presse en donnant aux médias le bénéfice du doute dans l’appréciation de ce qui est d’intérêt public. Et l’intérêt public, c’est plus que l’actualité politique; c’est aussi la vie sociale et urbaine. Malheureusement, les tribunaux n’en sont pas là et c’est très dangereux.»

Diffamation

Malgré la prépondérance accordée par les tribunaux de première instance au respect de la vie privée, la Charte canadienne des droits et libertés range la liberté d’expression parmi les libertés fondamentales. Selon Christian Brunelle, professeur de droit à l’Université Laval, toute intervention qui chercherait «à transmettre une signification peut a priori relever de la liberté d’expression et jouir de la garantie constitutionnelle». Les seules limites seraient la forme violente de l’expression et le caractère diffamatoire de l’opinion.

Christian Brunelle

Pour juger le caractère diffamatoire d’une opinion, les tribunaux doivent tenir compte du contexte. C’est ainsi que la Cour d’appel a rejeté la plainte des députés fédéraux québécois qualifiés de «traîtres» par la société Saint-Jean-Baptiste lorsqu’ils ont voté le rapatriement unilatéral de la Constitution en 1980. La Cour supérieure avait donné raison aux plaignants, mais la Cour d’appel a soutenu que l’opinion exprimée faisait partie des mœurs politiques en pareilles circonstances.

En revanche, Jacques Parizeau et Lucien Bouchard ont gagné leur cause contre l’analyste financier Richard Lafferty, qui avait comparé le nationalisme du Parti québécois à celui de l’Allemagne nazie. Dans ce cas, la Cour d’appel a maintenu le premier jugement en statuant que l’analyse en question ne pouvait être raisonnablement soutenue et a conclu qu’il y avait eu diffamation, c’est-à-dire diffusion de faits erronés avec intention de nuire.

Le prix de l’honneur

Mais ne peut pas engager un procès en diffamation qui veut. Si les deux politiciens québécois ont obtenu un dédommagement de 165 000 $ chacun, cela constitue une exception. Selon Me Pierre Fournier, du bureau Fournier et Associés, il en coûte au moins 60 000 $, et souvent plus de 100 000 $, pour intenter un recours en libelle diffamatoire et les plaignants ne doivent espérer plus de 25 000 à 35 000 $ d’indemnisation! Le résultat, c’est que la plupart abandonnent.

«Si le montant accordé à la victime ne dépasse pas suffisamment les frais de procès, on ne peut sérieusement parler de compensation ni d’accès égal à la justice, a soutenu l’avocat. Celui qui se prévaut des garanties de la loi est alors pénalisé.»

À son avis, il faudrait que les tribunaux augmentent substantiellement les dédommagements on encore que la procédure soit allégée. «Sinon, les libertés que la loi veut protéger n’existent tout simplement pas.»

Le mot de la fin est revenu au juge Jean-Louis Baudoin, qui a lui aussi plaidé en faveur d’une plus grande tolérance accordée aux médias en matière de liberté d’opinion. «Les médias sont les gardiens des valeurs sociales parce qu’ils échappent au contrôle de l’État et parce qu’ils favorisent la ventilation des opinions, a-t-il soutenu. Si la démocratie est en cause, les tribunaux doivent donc considérer différemment dans le cas des médias ce qui ailleurs pourrait être vu comme une atteinte à la vie privée.»

Constatant une augmentation des contentieux contre la liberté d’expression, le juge a rappelé qu’une société libre et démocratique doit savoir tolérer la marginalité et la dissidence.

Daniel Baril

Hommage au juge Jean-Louis Baudoin

 

 Jean-Louis Baudoin

C’est un vibrant hommage qu’a rendu la Faculté de droit au juge Jean-Louis Baudoin au colloque de l’Association québécoise de droit comparé.

Actuellement juge à la Cour d’appel et considéré comme un des pionniers du droit comparé au Québec, Jean-Louis Baudoin a été professeur à la Faculté de droit de 1962 à 1989 et y a conservé le titre de professeur associé.

Il a joué «un rôle prépondérant dans l’émergence d’un corps professoral en droit pendant la Révolution tranquille, ce qui a permis à la pratique du droit d’entrer dans la modernité», a souligné dans son éloge le professeur Claude Fabien, lui-même ancien étudiant de Jean-Louis Baudoin.

«Il a toujours été un exemple pour les jeunes qui veulent s’orienter vers l’enseignement du droit tout en étant un excellent juge à la Cour d’appel. Avec son très vaste éventail d’aptitudes, il a su communiquer sa science et son enthousiasme; il est une de nos plus grandes gloires», a ajouté Claude Fabien.

Pour souligner sa contribution au développement de la profession et de l’enseignement du droit, la Faculté lui a remis la médaille spéciale de son 125e anniversaire.

 



 
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