Édition du 8 mars 2004 / volume 38, numéro 23
 
  Le droit et la diversité culturelle
Le système juridique doit-il prendre en compte les différences culturelles?

Pierre Noreau

«Le droit est l’une des formes du lien social, observe le professeur de droit Pierre Noreau. Il peut être un mécanisme d’inclusion ou d’exclusion.» La pluralité des modes de vie fait aujourd’hui partie de la réalité des sociétés d’immigration comme le Québec.Comment le système juridique réagit-il au phénomène de la diversité culturelle? Comment les personnes issues de l’immigration entrent-elles en relation avec l’institution juridique? Est-il possible de concilier la stabilité de la norme juridique, indispensable au maintien du système, avec la multiplication des références culturelles et normatives présentes dans la collectivité? C’est à ce type de questions que Pierre Noreau, actuellement directeur du Centre de recherche en droit public, a tenté de répondre grâce à une vaste enquête sociojuridique sur le droit québécois contemporain dont il vient de publier les résultats dans un ouvrage intitulé Le droit en partage: le monde juridique face à la diversité ethnoculturelle.

Le rapport Noreau, sur lequel est basé ce livre, s’appuie lui-même sur trois enquêtes menées par Pierre Noreau et son équipe de chercheurs. La première, effectuée par sondage auprès de 1530 répondants de la région de Montréal au printemps et à l’été 2000, visait à comparer la perception du système juridique qu’ont les Québécois nés au pays avec celle des néo-Québécois. La deuxième, conduite entre l’été 2001 et l’hiver 2002, a permis de mesurer les enjeux de la diversité tels qu’ils sont perçus par les acteurs du système juridique: juges, avocats, traducteurs, greffiers, policiers, intervenants psychosociaux. Finalement, une troisième enquête a été réalisée au cours de l’été 2002 à l’aide d’entrevues de groupe auprès de 54 Québécois de diverses origines: chinoise, haïtienne, nord-africaine et polonaise, notamment.

Cette recherche en trois volets a été financée par la Fondation Barreau du Québec. «Ce n’est pas un détail insignifiant, car il est très récent que le milieu juridique s’intéresse à la diversité culturelle en tant que phénomène nécessitant de réfléchir à l’évolution du droit et des institutions juridiques, souligne Pierre Noreau. Cela m’apparaît être le signe d’une ouverture plus grande du milieu juridique à des questions qui ne sont pas strictement des questions de droit.»

Droit étatique et droit religieux

Au départ, les chercheurs ont constaté que les différences n’étaient pas si grandes entre Québécois d’origine et néo-Québécois quant à leurs perceptions du système juridique. Pour établir des distinctions, il a fallu, dans un premier temps, retirer de l’échantillon les immigrants de deuxième génération, dont les points de vue étaient trop proches de ceux des Québécois d’origine. Des différences significatives entre les groupes sont surtout apparues quand on a distingué les répondants issus de pays occidentaux de ceux en provenance de pays non occidentaux. «C’est en Occident que l’État de droit s’est constitué comme concept et le droit étatique s’y est imposé comme référence structurante pour la société, explique le juriste. Dans d’autres collectivités, le droit étatique a une place moins importante: il est en compétition avec le droit coutumier et le droit religieux.»

Les rapports entre la population et les institutions juridiques reflètent cette quasi-absence ou, au contraire, cette omniprésence du droit étatique dans la vie quotidienne. «L’autre jour, je me suis fait arrêter pour excès de vitesse, raconte Pierre Noreau. J’ai discuté un peu avec le policier, mais pas longtemps, car je savais qu’il voulait simplement contrôler ma vitesse, que notre relation se limitait à ça, essentiellement, et qu’il n’y avait pas de niveaux cachés dans cette intervention. Je savais aussi qu’il était inutile d’invoquer que je n’avais pas eu de contraventions depuis 15 ans, ou d’autres arguments, pour le faire changer d’idée. Je le savais, car j’ai toujours vécu dans le système de droit qui est le nôtre et j’ai intégré la présence du droit comme quelque chose de quotidien. Ce n’est pas le cas des gens qui viennent d’États où le droit est moins présent, où il n’est qu’une référence parmi d’autres.»

Les immigrants issus de pays non occidentaux jettent un regard neuf sur notre société et nous font voir l’extrême formalisation de nos rapports sociaux, souligne Pierre Noreau. Au Québec, comme dans les autres nations occidentales, tout le monde possède un numéro d’assurance sociale, chaque citoyen est un sujet juridique qui dispose des papiers officiels pour le démontrer. Cette importance de la paperasse, des preuves écrites, des contrats tranche avec la situation qui prévaut dans certains coins de la planète, où le contrôle sur la population est beaucoup plus faible. Le langage administratif, largement inspiré du droit, qui accompagne toute cette paperasse est aussi une particularité des sociétés de droit. «Nous sommes habitués de recevoir des documents rédigés dans un langage abscons, note Pierre Noreau. Par leurs réactions, les gens qui viennent d’ailleurs nous font prendre conscience à quel point ces documents sont incompréhensibles pour le commun des mortels. On peut donc dire qu’ils mettent en évidence des problèmes qui sont ceux de tout le monde, mais qu’ils vivent avec plus d’acuité.»

Dans les sociétés traditionnelles, les personnes qui détiennent un statut quelconque jouissent souvent de pouvoirs étendus, ce qui engendre chez les gens ordinaires un très grand respect à l’égard de toute autorité. «Ici, les rapports entre les individus ont tendance à «s’horizontaliser», remarque Pierre Noreau. C’est vrai entre les hommes et les femmes, entre les parents et les enfants. C’est vrai même dans la sphère professionnelle: je suis directeur de ce centre de recherche pour quatre ans, pas pour la vie. Après, un de mes collègues me remplacera. Cela entraîne forcément des rapports différents. Or, cette démocratisation des rapports sociaux favorise la critique des institutions. D’ailleurs, les immigrants des pays non occidentaux expriment un plus grand respect et une plus grande confiance envers les institutions juridiques et croient davantage à l’égalité devant la loi que les Québécois, qui sont beaucoup plus critiques.»

Par contre, les immigrants utilisent moins le système juridique que les Québécois. Même si leur confiance dans le droit est solide, ils se méfient davantage des acteurs du droit, des avocats, des juges et autres fonctionnaires de l’institution. Comment expliquer ce paradoxe? Ils ont une connaissance moins intime du système et de ses protagonistes. Par ailleurs, leur respect de l’institution juridique fait en sorte que celle-ci leur paraît inaccessible. «L’idée qu’on ne doit pas déranger le juge pour ses problèmes personnels est courante», note Pierre Noreau.

Le droit comme ingérence

C’est justement sur le terrain des problèmes personnels que les immigrants non occidentaux vivent le plus mal ce qu’ils perçoivent comme une ingérence du droit dans leur vie privée. Dans les causes de divorce ou de violence conjugale, certains acceptent mal la reconnaissance des droits des femmes, consacrée par la loi dans notre société. De même, le fait que le droit peut s’interposer entre un jeune qui cherche à s’affirmer et un parent qui veut exercer son autorité est difficile à comprendre pour certains immigrants. «En dehors des problèmes particuliers liés au droit de l’immigration et des réfugiés, les difficultés des néo-Québécois ne sont pas tellement différentes de celles des autres Québécois, dit Pierre Noreau. Ce sont surtout des problèmes de droit familial, des problèmes en lien avec les jeunes contrevenants, etc. C’est le contexte qui, pour eux, change.»

Chez les immigrés récents, ces difficultés surviennent à une étape de leur parcours où ils ont justement tendance à se replier sur leur milieu familial, sur leur vie privée, une réaction normale chez les gens qui doivent s’adapter à un nouveau milieu. L’ingérence du droit dans ce qu’ils considèrent comme des problèmes personnels est d’autant plus perçue comme une intrusion. Par ailleurs, on observe chez les immigrants une plus grande dépendance entre conjoints et le divorce, qui provoque des sentiments de honte incompréhensibles pour bien des Québécois d’origine, est vécu beaucoup plus dramatiquement. Enfin, pour ceux dont le statut n’est pas confirmé, un dossier criminel peut être beaucoup plus lourd de conséquences.

Jusqu’à quel point les différences culturelles doivent-elles être prises en compte par le système juridique? Les chercheurs ont été surpris par les réactions des policiers interviewés, qui ont fait montre d’une grande sensibilité à l’importance d’adapter leurs pratiques à la diversité ethnoculturelle, même si quelques-uns ont déploré le manque de respect ou de formation de certains collègues. Bien que des efforts aient déjà été déployés dans ce sens, il serait souhaitable de pouvoir engager davantage de policiers issus de l’immigration, croit Pierre Noreau, mais «ce n’est pas facile, car le statut de policier n’est pas particulièrement bien vu dans certaines communautés, à cause des relations difficiles avec la police dans le pays d’origine.» Les rapports entre les immigrants et le droit seraient également facilités par une présence accrue d’avocats et de juges issus des minorités, et particulièrement des minorités visibles. «Ce n’est pas tellement que cela changerait les décisions, dit Pierre Noreau. Un nombre plus élevé de femmes dans la magistrature ne modifie pas les décisions des juges. Mais la nécessité de tenir compte de la différence culturelle dans les tribunaux s’en trouverait accentuée.»

Un problème d’interprétation

Il existe un sérieux problème d’interprétation dans les salles d’audience. Souvent, les interprètes, mal rémunérés, sont recrutés à la dernière minute. Parfois, le frère, la sœur ou le mari servent d’interprètes, même dans des causes familiales, avec tous les risques de déformation que cette façon de faire comporte. Dans d’autres cas, les interprètes comprennent plus ou moins bien le dialecte utilisé ou, ce qui n’est pas mieux, décident d’agir comme traducteurs culturels. «Cela devient un problème, car ils ne possèdent pas les compétences pour cela, affirme Pierre Noreau. Pourtant, certains juges s’attendent à ce que les interprètes jouent ce rôle.»

L’institution juridique peut faire preuve de souplesse. «Cette souplesse, les Québécois d’origine en bénéficient déjà», remarque le juriste. Ainsi, on prendra plus de temps, à la cour, pour entendre une personne qui bégaie et l’on tiendra compte des difficultés à s’exprimer d’une personne peu scolarisée. C’est la même chose pour les circonstances entourant les infractions. Quand les avocats plaident sur sentence, ils invoquent des circonstances atténuantes: leur client était au chômage, il avait des problèmes personnels, il n’avait pas d’antécédents judiciaires, etc. Donc, si l’on tient compte de conditions particulières pour les Québécois d’origine, il est normal qu’on fasse de même pour les néo-Québécois.

On peut donc tenter d’améliorer l’accueil des immigrants dans les tribunaux en recrutant davantage de greffiers, d’avocats ou de juges de différentes origines, en étant plus sensible à leur réalité et en améliorant les services de traduction. Mais peut-on changer le droit? «On peut essayer de faire en sorte que le système juridique traduise une partie de la diversité de la société, mais le droit lui-même est plutôt caractérisé par sa fixité, commente Pierre Noreau. La cohésion interne et la stabilité du droit sont les conditions qui le rendent possible. Donc, si l’on commence à modifier le droit pour l’adapter à toutes sortes de situations, la crainte des juristes, c’est qu’on le rende incohérent. En prétendant mettre tout le monde à égalité, on pourrait créer des inégalités... ou en arriver à des choix aberrants, comme cela s’est produit dans certains cas, très médiatisés, dont tout le monde a entendu parler. Des juges plutôt de bonne foi se demandaient jusqu’où aller et sont allés trop loin.» On pense ici aux sentences allégées prononcées par les juges Raymonde Verreault et Monique Dubreuil, qui avaient pris en considération des «facteurs culturels» dans des causes de sodomie et de viol, ainsi qu’à la déclaration récente de Me Yves André Le Boutillier sur la prostitution et la culture haïtienne.

Il y a une réflexion continue à mener sur les limites à ne pas franchir dans l’intégration des différences culturelles, déclare Pierre Noreau. Ainsi, la question de la violence fait consensus: on ne doit pas la tolérer. Les immigrants aussi profitent de l’État de droit, qui fait qu’il n’y a pas de guerre civile au Québec et qu’on peut circuler dans la rue, le soir, sans craindre d’être attaqué. «C’est cela que le droit protège, souligne le juriste. Le droit protège la sécurité des relations commerciales et interpersonnelles, des choses très concrètes de tous les jours. Et cela, on ne va pas le remettre en question.» Il existe toutefois une certaine souplesse dans le droit. Ce n’est pas une souplesse totale ni l’arbitraire. «Mais il faut reconnaître qu’on peut user vis-à-vis des justiciables issus de l’immigration des mêmes considérations qu’on avancera avec des Québécois d’origine. Il ne s’agit pas d’aller plus loin que cela, mais d’aller aussi loin que cela, de reconnaître qu’il existe une petite marge et que cette marge rend le droit possible.»

Marie-Claude Bourdon



 
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