Édition du 22 mars 2004 / volume 38, numéro 25
 
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Société humaine et sociétés simiennes - Quand il est mort, le poète…

Société humaine et sociétés simiennes
De l’apparentement génétique à l’alliance politique

Si Lucie pouvait parler, elle pourrait considérablement éclairer la "boîte noire" dont parle Bernard Chapais.

On sait que moins de deux pour cent de notre ADN nous distinguent de notre plus proche cousin, le chimpanzé. Ceci n’empêche pas l’être humain de se considérer affranchi du monde animal, tant sa culture est développée et ses structures sociales complexes.

Heureusement, les primatologues sont là pour nous rappeler que la société humaine n’est pas issue du néant et qu’on peut y observer une continuité avec celles des autres primates. Kinship and Behavior in Primates, un volume récemment publié aux Presses de l’Université d’Oxford sous la direction de Bernard Chapais (du Département d’anthropologie de l’UdeM) et de Carol M. Berman (de l’Université de l’État de New York, à Buffalo), rassemble les textes de 25 chercheurs de renom qui présentent la synthèse des connaissances actuelles sur la reconnaissance des apparentés chez les primates, espèce humaine comprise, et sur les effets comportementaux de cette reconnaissance (alliances, préférences, évitement de l’inceste, coopération, exogamie, etc.).

«Depuis 10 ans, il s’est fait plus de travaux sur l’apparentement génétique chez les primates qu’au cours des 40 années précédentes, mais nous ne faisons que commencer à en éclairer la «boîte noire» des mécanismes fondamentaux», souligne Bernard Chapais.

Les auteurs cherchent entre autres à déterminer, pour chaque espèce, jusqu’où va la reconnaissance (les primates reconnaissent-ils leur progéniture, leurs frères et sœurs, leurs cousins?), quels sont les mécanismes en jeu (familiarité, ressemblance), dans quel contexte survient le favoritisme, vers qui il est dirigé et comment tout cela a évolué.

Reconnaissance de la paternité

À l’origine, ce sont les comportements de népotisme, soit les préférences établies pour le partage de la nourriture et les alliances de défense ou d’agression, qui ont permis de remarquer que les primates reconnaissaient leurs proches apparentés. Mais ces comportements étaient étudiés surtout chez les femelles puisque les liens de paternité étaient inconnus.

La biologie moléculaire permettant aujourd’hui d’établir rapidement les liens de paternité, de nouvelles recherches ont pu être entreprises afin d’observer si cet élément entre en jeu dans les relations sociales des mâles. Bien que le sujet demeure controversé, certains auteurs prétendent que oui.

L’ouvrage nous apprend en outre que la plupart des sociétés de primates sont matrilocales, c’est-à-dire que la femelle vit sur le territoire du groupe où elle est née alors que le mâle quitte ce territoire à la puberté pour aller se reproduire au sein d’un autre groupe. Les chimpanzés et les bonobos, nos deux plus proches apparentés, font exception à la règle. Leur société est patrilocale: c’est la femelle qui abandonne le groupe à la puberté.

Certains ont déjà soutenu que 70 % des sociétés humaines étaient patrilocales. Ceci est infirmé dans le volume : la bilocalité (résidence dans le groupe de l’homme ou de la femme) apparaît comme le mode le plus répandu. Bernard Chapais croit tout de même que la patrilocalité pourrait être le modèle à partir duquel les autres formes de résidence ont évolué.

Évitement de l’inceste

Pour les primatologues, la règle du «droit de la terre» déterminé par le sexe est en réalité un mécanisme inné qui permet d’assurer une plus grande diversité génétique au groupe, donc une règle d’évitement de l’inceste observable sous différentes formes chez l’ensemble des mammifères.

Un tel comportement aurait donc précédé les règles culturelles très diverses et parfois très complexes qui régissent les mariages au sein des sociétés ethnologiques et qui conduisent toujours à éviter l’inceste entre consanguins. Ces observations infirment la théorie autrefois défendue par Claude Lévi-Strauss, qui voyait dans la «prohibition» de l’inceste une exclusivité humaine dictée par un «inconscient structurel» et sur laquelle reposait l’établissement des échanges intergroupes.

Chacun des éléments de la société humaine est en fait observable chez les autres espèces de primates. Selon Bernard Chapais, «si nous ajoutions des liens de couple durables dans une société de chimpanzés, comme c’est le cas chez les gibbons, nous aurions tous les éléments de parenté qu’on peut observer chez les êtres humains: la filiation selon le père ou la mère, l’exogamie et la reconnaissance de l’apparentement par alliance».

Mais reste à expliquer l’avènement du lien de couple. Deux hypothèses sont débattues dans le volume: un investissement parental entraîné par le haut degré de dépendance du bébé humain ou une stratégie reproductrice d’accaparement de la femme par séduction ou contrainte.

L’extension de l’apparentement

Pour certains auteurs, même les coalitions intergroupes établies dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs – pour la guerre ou pour la chasse – trouveraient leurs origines lointaines dans les coalitions intermâles observables chez les chimpanzés pour l’appropriation des femelles.

Ces coalitions entre non-apparentés chez les êtres humains seraient une extension de l’apparentement génétique. «Le besoin d’alliance est si important chez l’humain que celui-ci étend la notion d’apparentement à des non-apparentés qu’il considère comme ses frères ou comme des membres de sa famille», affirme Bernard Chapais.

Pareille extension de l’apparentement au-delà du lien génétique ne signifie pas que le népotisme génétique a disparu. Ce népotisme demeure bien réel, mais il est extrapolé pour les besoins de la cause. Étendu à l’extrême, cela donne le nationalisme, selon ce qu’on peut lire dans un chapitre.

L’ouvrage de 500 pages, au contenu tassé et pointu, traite principalement des sociétés simiennes, mais consacre 3 chapitres sur 20 aux sociétés humaines. Premier livre à faire le point sur les questions de l’apparentement génétique, il intéressera donc non seulement les spécialistes des sociétés de primates, mais tous ceux qui se questionnent sur la place de l’être humain dans la nature.

Daniel Baril

Sous la direction de Bernard Chapais et Carol M. Berman, Kinship and Behavior in Primates, Oxford University Press, 2004, 507 p.

 

Quand il est mort, le poète…
La revue Possibles rend hommage à l’un de ses fondateurs, Roland Giguère

«Les poèmes appartiennent à ceux qui les aiment», se plaisait à dire Roland Giguère, décédé le 17 août dernier. Poète, graveur, peintre et éditeur, le lauréat du prix Athanase-David en 1999 pour l’ensemble de son œuvre a aussi fondé la revue Possibles en 1974. Le 24 juin pour être précis. Ce jour-là, rappelle Gabriel Gagnon dans l’éditorial du plus récent numéro de la revue, les deux hommes se trouvent en compagnie de Gérald Godin, Gaston Miron, Gilles Hénault et Marcel Rioux. Ils ont «imaginé Possibles pour contribuer, au confluent de la poésie, des arts plastiques et de la sociologie critique, à bâtir, au-delà du politique, le Québec de nos rêves». Le professeur du Département de sociologie, aujourd’hui retraité, affirme que c’est Roland Giguère qui baptise la revue. Possibles exprimera selon M. Gagnon «à la fois notre insertion dans le réel et notre souci d’explorer toutes les dimensions de l’imaginaire».

Sans être officiellement une revue de l’Université de Montréal, Possibles a longtemps été perçue comme la revue du Département de sociologie. Présentant des analyses et des essais (dans le numéro courant, on trouve des textes sur l’intellectuel français Jean-Claude Guillebaud et sur le fondateur de Parti pris, Pierre Maheu), elle a toujours réservé une large place aux arts visuels et à la poésie, ce qui en fait une revue unique en son genre.

Quand on regarde les thèmes des numéros au fil des années, on constate qu’elle a suivi les préoccupations de la société québécoise: «Tricofil: sciences sociales et pouvoir» (1976), «Des femmes et des luttes» (1979), «Le syndicalisme à l’épreuve du quotidien» (1984), «What Does Canada Want?» (1992) et «Une science citoyenne?» (2002).

Dans le numéro consacré à Roland Giguère, le comité de rédaction offre des reproductions en noir et blanc et en couleurs, et plusieurs inédits rédigés durant les derniers mois de la vie du poète. Ils sont présentés tels que l’artiste les a calligraphiés, avec des dessins originaux. En voici un qui pourrait s’intituler «L’ethnographe»:

L’ethnographe rêve

En terre inconnue

Ou en terrain connu

Mais rêve qu’il est perdu en pays rêvé.

En souvenir de celui qui fut l’un des signataires de Refus global, on a organisé une cérémonie de la parole qui s’est tenue 10 jours après sa mort. Certains textes, dont celui de sa conjointe, Marthe Gonneville, sont reproduits dans le numéro. Mais on trouve aussi des textes originaux des poètes Hélène Dorion, Pierre Morency, Louise Desjardins, Madeleine Gagnon et Jacques Brault.

Dans ce concert d’éloges, Jean Royer mentionne qu’il faut placer Forêt vierge folle, de Roland Giguère, sur le même pied que L’homme rapaillé, de Gaston Miron. «La richesse d’une biographie, c’est l’œuvre, peut-on lire. Roland Giguère nous laisse en héritage son esprit de résistance et d’invention.»

Professeure au Département d’études françaises et spécialiste de la littérature de la francophonie, Lise Gauvin témoigne de son amitié pour ce poète «dont on commence à peine à percevoir l’incroyable richesse». «C’est encore une fois la revue qui nous réunit, écrit-elle, la revue «impossible» comme tu aimais l’appeler. Tu étais là sans y être, sans trop croire à cette joute verbale qui se pratique sous forme de débats. Chez toi, la parole jaillissait de l’écoute, du silence, dans une attitude qui s’apparentait à celle du guet.»

Jacques Brault, professeur émérite et écrivain de renom, rend publique dans ce numéro spécial la lettre qu’il a envoyée au jury du prix Athanase-David en 1999 et qui a vraisemblablement fait mouche. Il ajoute une analyse du parcours de Roland Giguère qui passe par le surréalisme. «Dans le Québec des années cinquante, nous avions tout à faire et nous faisions tout, écrit-il en citant le poète. Peinture, gravure, dessin, poésie, édition relevaient d’une seule et même entreprise de libération.»

M. Brault termine avec un hommage de son cru:

En pays surréel, un poète n’a d’yeux

Qu’étoiles où brasillent demain et naguère

Septante fois complices d’être, et sans adieux,

La Chanson de Roland et l’érable à Giguère.

Jusqu’à la fin, Roland Giguère a été l’un des plus fidèles lecteurs de Possibles.

Mathieu-Robert Sauvé

Revue Possibles, vol. 28, no 2, Roland Giguère: poète des possibles, printemps 2004, 8 $.



 
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