Édition du 19 avril 2004 / volume 38, numéro 28
 
  La violence et le sacré
L’Université remet un doctorat honoris causa au penseur René Girard

René Girard

Étudiante au Département d’anthropologie, Julie se passionne pour la pensée de René Girard. Elle consacrera son mémoire de maîtrise au thème de la victime dans l’œuvre du penseur qui a marqué, de façon controversée, la réflexion anthropologique et théologique des dernières décennies. Selon le philosophe, le christianisme contient en germe la désacralisation et l’évacuation des rites qui caractérisent notre société, expliquait-elle à la journaliste de Forum le 3 avril avant le début de la cérémonie de remise d’un doctorat honorifique à M. Girard. C’est alors que le cortège d’honneur mené par le recteur Robert Lacroix, semblant sortir d’un autre âge, a fait son entrée dans la magnifique chapelle de la maison mère des Sœurs des saints noms de Jésus et de Marie. Nous avons échangé un sourire: les dignes personnages vêtus de la toge bordée de fourrure qui déambulaient au son du violoncelle et de la flûte étaient la preuve vivante que notre société postmoderne n’a pas encore réussi à rompre avec tous les rituels.

Une science du religieux est-elle possible? Après les discours d’usage du recteur et des représentants de la Faculté de théologie et de sciences des religions, le docteur honoris causa, 81 ans, a prononcé sur ce thème une conférence qui a tenu son public en haleine pendant plus d’une heure.

Le désir mimétique

Cortège d’honneur à l’occasion de la cérémonie de remise d’un doctorat honorifique à René Girard

À l’encontre de l’anthropologie de notre époque, «qui s’est détournée du grand projet d’élaborer une science du religieux», René Girard croit que le religieux, fondement de la société, est définissable. Au cœur de sa théorie, on trouve le concept du désir mimétique, source de tous les conflits: l’homme (ou la femme) ne désire pas l’objet en soi, mais ce que l’autre désire. «On le voit déjà chez le singe, qui préfère la banane qu’un autre singe a déjà choisie à n’importe quelle autre banane, a noté le penseur, déclenchant les rires de l’assistance. Et n’oubliez pas que les hommes peuvent se tuer pour bien moins qu’une banane: pour l’honneur, pour le prestige, des choses immatérielles.» Or, selon lui, c’est pour faire cesser la violence engendrée par le désir mimétique que les êtres humains ont inventé la religion.

«Les mythes, rappelle-t-il, commencent toujours pas une crise, une peste, une catastrophe naturelle. Et qu’est-ce qui fait réapparaître l’ordre? La désignation d’un coupable: Œdipe, par exemple, est châtié. La naissance du religieux, c’est la désignation de cette victime unique.» C’est le mimétisme qui, pour lui, permet de comprendre le processus. «Dans les conflits, on en arrive à un moment où il n’y a plus d’objet, seulement des antagonismes, et c’est la victime sacrificielle qui permet à la collectivité de retrouver la paix, car, si les hommes ne sont jamais capables de s’entendre pour partager un objet, ils sont toujours capables de partager un ennemi commun.» Une fois détruite, la victime est déifiée par la communauté apaisée et reconnaissante.

La première manifestation culturelle

L’invention du rite, qui consiste à répéter le sacrifice, est la première manifestation culturelle de l’humanité, observe René Girard. «L’essentiel, dans le sacrifice, c’est de rétablir la paix parce qu’il procure des victimes de rechange au moment où les hommes en ont besoin.» Le sacrifice humain, dit-il, est toujours le plus pacificateur, suivi du sacrifice de l’animal, puis de l’objet. Cette hiérarchie sacrificielle, nous la retrouvons encore aujourd’hui: «Le travailleur fâché contre son patron rentre à la maison et casse quelque chose. S’il est très énervé, il donne un coup de pied au chien. Et s’il est vraiment très en colère, il bat sa femme.»

Le récit de la Passion nous montre un homme accablé, sans raison, par toute sa communauté, rappelle René Girard, qui a d’ailleurs signé un texte dans Le Figaro pour défendre le film de Mel Gibson («un peu par esprit de contradiction, vu que tout le monde était contre…»). Mais ce que fait le christianisme, selon lui, c’est, lentement et sûrement, de nous priver de victimes en affirmant que la première était innocente et que Dieu ne veut plus de sacrifices. «L’anticléricalisme commence là, dans le christianisme.» Julie avait raison. Le problème, continue René Girard, c’est que notre société, la plus intolérante de toutes par rapport à la violence, est pourtant incapable de se débarrasser de sa violence. «Et le terrorisme actuel, dit-il, c’est en partie la violence occidentale qui se retourne contre elle-même.»

Marie-Claude Bourdon



 
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