Édition du 3 mai 2004 / volume 38, numéro 29
 
  De l’hyperpuissance à la tentation impériale
Hubert Védrine et Simon Serfaty font le point sur la politique internationale américaine

Simon Serfaty

La guerre en Irak était-elle une erreur? Sur cette question, Hubert Védrine est affirmatif. Simon Serfaty moins. Mais dans un cas comme dans l’autre, et même si les conséquences dramatiques de cette guerre étaient prévisibles, l’échec de l’intervention serait catastrophique et il faut aller de l’avant: voilà en substance le message livré le 22 avril dernier par les deux experts en géopolitique qu’avait invités le Centre d’études et de recherches internationales de l’Université, le CERIUM, pour lancer officiellement ses activités. Organisée par le directeur exécutif du Centre, Jean-François Lisée, la rencontre a eu lieu au centre Mont-Royal devant une salle bondée d’universitaires, de journalistes et du gratin diplomatique montréalais.

«Depuis les attentats de septembre 2001, un événement dont on ne saurait surestimer la portée, nous vivons une époque charnière, comme dans les années 1922-1924, alors qu’on débattait de la gestion de l’Allemagne vaincue, et comme au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale», a dit l’auteur de La tentation impériale, Simon Serfaty, en introduction à sa conférence. Quelle sera l’issue de cette période charnière? Comment faire en sorte que nos enfants en gardent un souvenir qui se rapprochera davantage de celui que nous laissent les années 1948-1950 que de l’échec des années 20? Selon lui, les solutions de la crise actuelle passent par la constitution d’une Europe forte, qui ferait contrepoids aux États-Unis, par la solidarité atlantique et par une redéfinition de la mission de l’ONU.

Une puissance impériale

Hubert Védrine

Spécialiste en géostratégie et sécurité au Center for Strategic and International Studies de Washington, Simon Serfaty sait à quel point il est choquant pour les Américains de s’entendre décrire comme une puissance impériale. «La puissance impériale n’est pas un projet américain, a-t-il précisé. La République américaine n’est pas née pour devenir un empire et l’expérience impériale s’avère très difficile à vivre pour les États-Unis. Mais ce pays, dont la capacité militaire et le rayonnement surpassent à un tel point ceux de ses voisins et de ses alliés, constitue incontestablement une puissance impériale.»

Simon Serfaty se dit las du procès permanent qu’on intente aux États-Unis. «La performance de la diplomatie américaine au 20e siècle a été extraordinaire, a-t-il affirmé. Malgré ses errements, la politique américaine a permis à l’Europe de devenir un continent pacifique et prospère.» Selon lui, c’est la mondialisation qui oblige les États-Unis à sortir de leur isolement. Si la solidarité euro-atlantique fait partie de la solution aux problèmes engendrés par les événements de septembre 2001, c’est notamment parce que les États-Unis n’ont ni les institutions ni la personnalité nationale pour gérer un empire.

Les débordements de l’hyperpuissance

Inventeur du concept de l’hyperpuissance américaine (et auteur de l’ouvrage Face à l’hyperpuissance), Hubert Védrine n’allait pas contredire son collègue sur la question de la puissance impériale des États-Unis. Mais l’ex-ministre des affaires étrangères de François Mitterrand, aujourd’hui à la tête de sa propre firme de conseil en stratégie géopolitique, s’est montré plus critique quant aux débordements provoqués par cette hyperpuissance. «Même si je suis d’accord avec le fait qu’un échec en Irak serait catastrophique, on est obligé d’envisager l’hypothèse d’une débâcle sur le sol irakien», a-t-il souligné. Selon lui, il est révoltant que le président des États-Unis puisse prendre des décisions qui aggravent la situation politique et plongent le monde entier dans l’insécurité. Comme nous vivons tous sous la férule de l’empire, «nous devrions tous pouvoir voter pour le président américain», a-t-il ajouté, déclenchant les rires de l’assistance.

À partir de la chute du mur de Berlin et de l’effondrement du bloc soviétique, plus aucune force politique n’a pu faire contrepoids à l’hyperpuissance américaine, a rappelé Hubert Védrine. Selon lui, trois erreurs majeures constituent le piège dans lequel les Américains se sont enfermés. D’abord, la décision d’aller en guerre contre l’Irak. Ensuite, le ratage complet de l’après-guerre, c’est-à-dire l’absence d’une politique cohérente pour faire face à l’après-Saddam Hussein. Finalement, l’alignement de la Maison-Blanche sur la politique du Likoud depuis 2001. Pour éviter l’enlisement, il faudra selon lui mettre en place un gouvernement irakien véritablement représentatif. Il faudra aussi imposer la paix dans le conflit israélo-palestinien.

Réformer l’ONU

Pour Hubert Védrine comme pour Simon Serfaty, il faut réformer l’ONU afin de rendre possible un véritable multilatéralisme. Selon M. Védrine, la balle est dans le camp des Européens, qui doivent faire pression pour un élargissement du Conseil de sécurité et pour l’adoption du droit d’ingérence. "Quand une population fait face à un danger imminent et risque d’être massacrée, le principe de souveraineté ne tient plus", a-t-il insisté. Selon lui, les Européens doivent défendre un tel projet pour ainsi préparer le terrain à un futur président américain qui déciderait de s’engager dans la réforme de l’ONU.

Les universitaires sont interpellés par la nécessité de réfléchir à l’avenir des structures internationales, d’imaginer et de proposer des façons de les redéfinir, a souligné le directeur scientifique du CERIUM, le professeur François Crépeau. «C’est à cette tâche, a-t-il dit, que le CERIUM veut contribuer.»

Marie-Claude Bourdon



 
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