Édition du 3 mai 2004 / volume 38, numéro 29
 
  Touche pas à ma langue!
Une modification de l’orthographe française est en cours depuis 14 ans et on ne le savait pas!

On la croyait mort-née. Mais voilà que la réforme, ou plutôt la rectification de l’orthographe française, proposée en 1990 par le gouvernement français, refait surface. Même si l’on n’en a pas réentendu parler depuis 14 ans, cette proposition visant à corriger certaines irrégularités orthographiques n’a jamais été abandonnée et a continué de faire son chemin chez les spécialistes de la langue. Les rectifications tardent cependant à passer dans l’usage.

Ce n’est pourtant pas d’hier qu’on parle de réformer l’orthographe. Le dernier projet d’envergure date de 1913! À l’époque, on envisageait une véritable réforme en profondeur touchant toutes les incohérences de la langue. Le projet a été réactivé par le gouvernement Pompidou dans les années 70. Chaque fois, le tollé de protestations était tel que les réformateurs durent battre en retraite. C’est finalement le gouvernement Mitterrand et son premier ministre, Michel Rocard, qui ont mené le dossier à terme mais dans une version très allégée. On ne parle donc plus de réforme mais d’"aménagement". Comme pour tout compromis, certains trouvent la chose inacceptable et d’autres qu’elle ne va pas assez loin.

Ignorants et simples femmes

Les correctifs proposés (voir l’encadré p. 5) ont tous été acceptés à l’unanimité par l’Académie française, qui les intègre dans la dernière édition de son dictionnaire. Ceci en fait donc la forme orthographique officiellement recommandée. Puisque l’imprimatur de l’Académie a été donné et que ces correctifs devraient nous faciliter la vie, on peut se demander pourquoi les choses ne vont pas plus vite et surtout pourquoi le public n’en a pas entendu parler depuis 1990.

Annie Desnoyers

«C’est comme pour n’importe quel changement social; des forces réformatrices et des forces conservatrices s’opposent et c’est l’usage qui va déterminer la règle», répond Annie Desnoyers, responsable du soutien en français au Centre de formation initiale des maitres de la Faculté des sciences de l’éducation (FSE).

Pour Régine Pierre, professeure au Département de didactique de la même faculté, la résistance vient du fait que l’écrit fixe le mot dans la mémoire. Modifier l’écrit est alors perçu comme une erreur et il faut désapprendre ce qu’on a appris pour ne pas voir de faute si l’on écrit diner au lieu de dîner.

«En France, dès qu’on touche à la langue, les gens ont l’impression qu’on s’attaque à l’âme de la nation, souligne-t-elle. Les Français ont longtemps considéré leur langue comme supérieure aux autres et cette attitude a freiné toute réforme en profondeur. Les élites ont glorifié les difficultés de l’orthographe, qu’elles voyaient comme une marque de finesse de l’esprit. En 1990, certains de ceux qui s’opposaient aux modifications faisaient valoir "l’esthétique de l’accent circonflexe!"»

Le premier dictionnaire de l’Académie française, publié en 1673, affirmait explicitement que les difficultés orthographiques permettaient de «différencier les gens de lettres des gens ignorants et des simples femmes».

Selon Mme Pierre, le français a ainsi accumulé 100 ans de retard par rapport à l’italien, à l’espagnol et à l’allemand, qui ont connu des réformes majeures visant à démocratiser l’écriture et la lecture pour les rendre accessibles au peuple.

Autre signe de la complexité du français, il n’y aurait que dans la francophonie qu’on a érigé la dictée au rang d’épreuve d’habileté pour adultes, affirme Annie Desnoyers. «En Espagne, dit-elle, on fait des dictées au primaire et c’est fini par la suite.»

Attentisme dans l’enseignement

L’approche étapiste retenue par l’Académie française pour ne pas bousculer l’usage n’est pas sans créer de flottement, voire de confusion. Actuellement, l’ancienne forme orthographique et la nouvelle sont considérées comme correctes. Même si c’est l’usage qui fixe la règle, on ne peut pas être totalement attentiste dans les circonstances puisque l’écrit a notamment pour fonction d’établir une norme commune pour tous ceux qui partagent la même langue.

«L’écriture, ça doit être enseigné, déclare Marielle St-Amour, conseillère linguistique au Centre de communication écrite de l’UdeM. Il ne peut y avoir de rectification de l’orthographe qui ne passe pas par l’enseignement.»

Elle déplore donc le mutisme qui prévaut au ministère de l’Éducation (MEQ) alors que le Conseil de la langue française a approuvé les changements en 1991. L’avis du Conseil spécifiait toutefois que les hésitations de certains partenaires de la francophonie obligeaient à attendre un consensus plus large avant de passer à la mise en œuvre des recommandations. Depuis, plus rien.

À la FSE, les futurs enseignants reçoivent l’information sur l’orthographe rectifiée, mais aucune directive n’est donnée aux enseignants du primaire et du secondaire émanant du MEQ.

Régine Pierre

Selon Régine Pierre, l’enseignement du français au primaire n’accorderait qu’une importance minime au code graphique, d’où le peu d’intérêt à l’égard d’une orthographe simplifiée. «On enseigne par la méthode idéographique, qui suppose que l’enfant va décoder les règles de lui-même», dit-elle.

En Suisse et en Belgique, les autorités concernées ont été plus proactives: elles distribuent à tous les enseignants une brochure où figure la liste des mots touchés par les recommandations et qui explique les nouvelles normes. Des regroupements professionnels et des groupes de pression se sont créés pour faire circuler l’information (voir l’encadré «Hâter le renouveau»).

Pour Annie Desnoyers, l’heure n’est plus au débat mais à la mise en œuvre. Le flottement actuel ne lui apparait toutefois pas comme un problème majeur. La diffusion de deux formes orthographiques permises peut atténuer l’effet rebutant de normes trop rigides. «Les gens auront moins peur de l’écrit si on les informe de ce qui est permis. Ils ne verront plus la norme comme un interdit et accepteront plus facilement l’idée que la langue évolue et qu’elle n’est pas une création divine.»

Hâter le renouveau

Afin de diffuser auprès du public les correctifs recommandés par l’Académie française, plusieurs associations ont été formées tant au Québec qu’en Europe. On doit notamment à André Goosse, successeur de Maurice Grevisse, la fondation en Belgique de l’Association pour l’application des recommandations orthographiques, qui produit une brochure distribuée à tous les enseignants.

Une association semblable a été créée en Suisse: l’Association pour la nouvelle orthographe. Au Québec, Annie Desnoyers a fondé, avec Karine Pouliot du Centre d’aide en français de HEC Montréal et Chantal Contant du Département de linguistique de l’UQAM, le Groupe québécois pour la modernisation de la norme du français.

Ces trois groupes se sont joints à l’Association pour l’information et la recherche sur les orthographes et systèmes d’écriture – une association française établie par Nina Catach, sommité reconnue en la matière – afin de créer le Réseau pour la nouvelle orthographe française (RENOUVO).

Les éditeurs d’ouvrages de référence ont emboité le pas au Réseau. Selon les diverses maisons d’édition, de 60 à 100 % des rectifications sont maintenant intégrées dans les dictionnaires courants. Le dictionnaire Hachette, le plus répandu dans la francophonie, les a incorporées en totalité. Même chose pour le correcteur informatique québécois Antidote, édité par Druide et qui permet d’adopter l’une ou l’autre des orthographes permises. Le Bescherelle présente également les deux formes d’orthographe de tous les verbes visés. Dans Le Petit Robert, 800 mots sont consignés avec deux variantes.

Selon Annie Desnoyers, qui a collaboré à la rédaction de La nouvelle grammaire en tableaux, de Marie-Éva de Villers, le Multi aurait notamment intégré les traits d’union dans les nombres et appliqué la règle française pour le pluriel des mots étrangers. De plus, les éditions 2005 du Français au bureau et du Grand dictionnaire terminologique, produits par l’Office québécois de la langue française, présenteront les nouvelles graphies.

En fait, le tiers des 2000 mots concernés avait fait l’objet de propositions de rectifications avant 1990, par exemple «évènement» ou «clé», et était donc déjà au dictionnaire.

Accent circonflexe et diphtongue

Les nostalgiques de l’accent circonflexe oublient sans doute que ce signe diacritique est lui-même le fruit d’une réforme et qu’il est venu remplacer d’anciennes graphies telles que maistre. Malgré les freins aux réformes, le français écrit a toujours évolué. Dans l’édition de 1740 du dictionnaire de l’Académie française, près de un mot sur trois avait changé d’orthographe par rapport à l’édition précédente. De nombreuses autres corrections ont été apportées en 1932, alors que le trait d’union a remplacé l’apostrophe dans grand-mère et que poème a perdu son tréma au profit de l’accent grave.

De tous les changements recommandés en 1990, c’est l’accent circonflexe qui semble soulever le plus de difficultés. Cet accent est supprimé sur le i et le u, mais est conservé sur le e, le a et le o. Selon Annie Desnoyers, l’accent a été maintenu sur ces trois voyelles parce qu’il marque une prononciation distincte, notamment au Québec.

Régine Pierre s’élève contre cette vision des choses. À son avis, l’accent circonflexe ne marque aucune prononciation particulière malgré les diphtongues observables au Québec. «L’orthographe n’a pas pour fonction de nous indiquer comment un mot se prononce, sinon nous aurions des orthographes différentes dans chaque région de la francophonie. Elle vise à assurer un code commun aux usagers d’une même langue. Elle sert aussi à distinguer les mots qui ont la même prononciation ou encore à nous indiquer à quelle famille le mot appartient.»

Les mots maître, mettre et mètre ont tous la même phonétique internationale mais, à l’évidence, ne se prononcent pas de la même façon de ce côté-ci de l’Atlantique. Pas plus que patte et pâte, faite et fête ou jeune et jeûne. D’ailleurs, les verbes conjugués sur le modèle de céder devraient, selon l’orthographe recommandée, s’écrire avec un accent grave au futur et au conditionnel (je cèderai), et ceci, afin de respecter la phonétique.

Quoi qu’il en soit, toutes les personnes rencontrées par Forum s’entendent pour dire que l’orthographe rectifiée est un minimum qu’on devrait mettre en application. Malgré la timidité de la proposition, celle-ci devrait, à leur avis, faciliter l’apprentissage de la langue.

À l’usage, peu de changements sont perceptibles. Ce texte et les encadrés qui l’accompagnent ont été révisés en tenant compte des correctifs recommandés; mis à part les exemples apportés pour illustrer les modifications, nous n’avons eu qu’à modifier trois mots. Les aviez-vous repérés?

Daniel Baril

 L’orthographe recommandée
 Voici un résumé des principales modifications recommandées.

1. Les nombres composés sont systématiquement reliés par des traits d’union: vingt-et-un, deux-cents, trois-millième.

2. Dans les noms composés formés d’un verbe et d’un nom, ou d’une préposition et d’un nom, le second élément prend un s au pluriel: des compte-gouttes, des après-midis.

3. La soudure est de rigueur dans les mots composés de contre- ou entre-, dans les onomatopées, dans les mots d’origine étrangère et dans les mots composés d’éléments «savants»: contrappel, entretemps, tictac, weekend, agroalimentaire, portemonnaie.

4. On emploie l’accent grave (plutôt que l’accent aigu) dans certains mots (pour régulariser leur orthographe) ainsi qu’au futur et au conditionnel des verbes qui se conjuguent comme «céder»: évènement, règlementaire, je cèderai, ils règleraient.

5. L’accent circonflexe est éliminé sur i et u. Il est maintenu dans les terminaisons du passé simple et du subjonctif et pour éviter les confusions: cout, paraitre, fruit mûr.

6. Les verbes en -eler ou -eter se conjuguent comme «peler» ou «acheter». Les dérivés en -ment suivent les verbes correspondants (font exception «appeler», «jeter» et «interpeller»): j’amoncèle, tu époussèteras.

7. Les mots étrangers forment leur pluriel de la même façon que les mots français et sont accentués conformément aux règles françaises: des matchs, des miss, un révolver.

8. Le tréma est déplacé sur la lettre u prononcée: aigüe, ambigüe, ambigüité.

9. Le participe passé de «laisser» suivi d’un infinitif suit la même règle que le participe passé de «faire» en pareil cas et demeure invariable: nous les avons laissé partir.

10. Plusieurs autres anomalies sont corrigées, comme bonhommie (plutôt que «bonhomie»), nénufar (plutôt que «nénuphar», qui était une erreur), relai (plutôt que «relais»), ognon (plutôt que «oignon»).

On peut trouver la liste complète des mots corrigés et l’énoncé des nouvelles règles sur le site Information sur la nouvelle orthographe française officiellement recommandée ( www.orthographe-recommandee.info ). Le guide du Réseau pour la nouvelle orthographe française, intitulé Le millepatte sur un nénufar, est par ailleurs vendu dans les librairies de l’UdeM. Voir également le test linguistique ci-dessous.



 
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