Édition du 30 août 2004 / volume 39, numéro 1
 
  Le Québec enseigne bien mal à lire
L’enseignement de la lecture au primaire se fait selon une méthode désuète, «fondée sur des mythes», déplore Régine Pierre.

Selon Régine Pierre, l'enfant procède spontanément par décodage lorsqu'il lit. L'enseignement de la lecture devrait donc recourir davantage à ce processus.

Il n'y a rien de nouveau sous le soleil. Le nouveau programme d'enseignement du français,
issu de la réforme scolaire de l'an 2000, ne ferait que reprendre les fondements méthodologiques des programmes antérieurs, du moins en didactique de la lecture. Ces fondements sont ceux du whole-language, une approche délaissée partout ailleurs dans le monde parce que sans aucune base scientifique.
C'est ce que fait valoir Régine Pierre, professeure au Département de didactique, dans le dernier numéro de la Revue des sciences de l'éducation, numéro qu'elle a dirigé et qui est consacré à l'enseignement de la littératie.
Le whole-language a inspiré en partie des modèles comme la méthode Giasson (de la didacticienne Jocelyne Giasson) ou la méthode communicationnelle-fonctionnelle. Élaborée par le psycholinguiste américain Kenneth Goodman dans les années 60 et 70, cette approche postule que les enfants perçoivent les mots écrits un peu à la façon dont on perçoit une image, c'est-à-dire de façon globale plutôt que par le détail. À force de lire, l'enfant devrait finir par reconnaitre les mots, par les deviner, même s'il ignore tout des codes d'écriture. Le sens des mots inconnus devrait pouvoir être anticipé par la compréhension du texte et le recours au décodage, acquis spontanément par l'expérience, ne serait nécessaire qu'en dernier recours.

Méthode non scientifique?

«Aucune recherche empirique ne soutient cette approche fondée sur des mythes et qui confond lecture et compréhension, affirme haut et fort Régine Pierre. Toutes les recherches dans le domaine démontrent que les enfants procèdent naturellement et instinctivement par décodage. Contrairement à la théorie de Goodman, les enfants qui réussissent le mieux en lecture sont ceux qui maitrisent le décodage, alors que les lecteurs faibles en sont incapables.»
Une revue de la littérature en psycholinguistique cognitive et en neuropsychologie, signée par la professeure et deux collègues de l'Université libre de Bruxelles, José Morais et Régine Lolinsky, appuie son propos: les enfants qui performent en lecture ont saisi le principe alphabétique de l'écriture selon lequel les mots écrits sont construits par la fusion de graphèmes qui sont associés à des phonèmes (et non de lettres associées à des sons).
À l'aide d'un texte tiré d'un manuel de première année, Régine Pierre a procédé à sa propre évaluation du programme scolaire de 2000, ce qui constitue un précédent. Ses résultats confirment ce qui a été observé ailleurs. «À la fin de la première année, tous les enfants utilisent des stratégies de décodage mais à des degrés divers, a-t-elle remarqué. Les mauvais lecteurs sont ceux qui recourent le plus aux stratégies d'anticipation, à la base du modèle du whole-language. Et contrairement à ce que soutenait Goodman, les enfants n'arrivent pas à anticiper des mots qu'ils sont incapables de lire.»
À l'âge de sept ans, les lecteurs faibles ont buté sur des mots aussi familiers que «porte», «patte» et «botte». Lorsqu'ils cherchaient à deviner des mots plus complexes, leurs créations étaient phonétiquement proches des mots écrits, mais sémantiquement éloignés, ce qui démontre qu'ils essaient de décoder et que la devinette ne peut aider à comprendre le sens d'un texte.
Ces résultats ne surprennent pas la chercheuse puisque le décodage lui apparait comme une stratégie plus économique et cognitivement plus efficace que la devinette. «Il est impossible de dire ou d'écrire un mot globalement, souligne-t-elle avec à-propos. Pourquoi en serait-il autrement pour la lecture?»
Selon Régine Pierre, l'approche globale conviendrait mieux à une écriture plus logographique (dont les graphies ne se décomposent pas en syllabes) comme l'est davantage l'anglais par rapport au français. Mais même les pays anglo-saxons l'ont abandonnée.

Alphabétisation à la maternelle


Le modèle québécois n'a toutefois pas complètement évacué le décodage; il y accorde même une plus grande place que dans le programme antérieur, reconnait Mme Pierre. Mais il ne recourt à la reconnaissance des lettres et des syllabes qu'en second lieu, lorsque la reconnaissance globale ne réussit pas. De plus, il n'accorde que peu, sinon pas de place à l'apprentissage alphabétique, alors que celui-ci devrait se faire dès la maternelle. Le Québec ferait ainsi bande à part en ne faisant pas de la sensibilisation à l'écrit l'un des objectifs du préscolaire.
La chercheuse ne craint par ailleurs pas de décocher, au passage, quelques flèches aux professionnels du ministère de l'Éducation et à ses propres collègues de la Faculté des sciences de l'éducation. À son avis, la persistance du whole-language dans la méthode québécoise est le résultat d'un concubinage entre gens formés à la même école de pensée.
Daniel Baril



 
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