Édition du 7 septembre 2004 / volume 39, numéro 2
 
  Langage et perception ne sont pas liés
L'absence d'un vocabulaire étendu n'empêche pas de déceler des différences subtiles entre plusieurs cafés

Les amateurs peuvent faire la distinction entre un même café préparé avec des eaux différentes ou des cafetières différentes.

Que goûte-t-on en l'absence de mots pour  le dire? Selon une hypothèse formulée dans les années 40, on ne devrait pas pouvoir discerner de différences entre des goûts rapprochés si l'on ne possède pas de mots pour exprimer la nuance puisque c'est le langage qui construit le mode de pensée et ses concepts.

Cette hypothèse, connue sous le nom d'hypothèse Whorf-Sapir, vient d'être infirmée par une expérience fort simple qu'a réalisée Dominic Charbonneau, doctorant au Département de psychologie.

L'hypothèse Whorf-Sapir est attribuée aux ethnolinguistes Benjamin Whorf et Edward Sapir, qui ont travaillé séparément sur les rapports entre langage et culture. Selon cette hypothèse, chaque langue projette, sur ses locuteurs, un système de catégories à travers lequel ils voient le monde et l'interprètent. Au nom de cette théorie, certains ont déjà soutenu que des peuples de Polynésie ne différenciaient pas le bleu et le vert parce qu'ils n'avaient qu'un seul mot pour désigner ces couleurs.

L'hypothèse a peut-être aussi influencé George Orwell. Dans son célèbre roman 1984, Big Brother tente d'orienter la façon de penser des citoyens en retirant des mots ou des concepts du dictionnaire. Ainsi, en faisant disparaitre l'expression «liberté individuelle», le concept devait lui aussi disparaitre!

Depuis les années 70, plusieurs études ont réfuté l'hypothèse Whorf-Sapir. «Nous savons que les peuples qui n'ont que deux mots pour dire les couleurs, soit noir et blanc, perçoivent toute la gamme des couleurs et que leurs langues, plus subtiles qu'on le croyait, parviennent à exprimer les différences de perceptions», affirme Denis Cousineau, professeur au Département de psychologie et directeur de recherche de Dominic Charbonneau.

Dominic Charbonneau

Le vin et le café

Une recherche récente effectuée en France par les psychologues Dominique Valentin et Sylvie Chollet a aussi démontré que les goûteurs amateurs performaient tout aussi bien que les sommeliers professionnels dans la description des subtilités du vin lorsqu'on leur fournissait une liste de termes précis.

«Mais en permettant l'utilisation d'une liste de termes, cette expérience induit un langage qui pourrait façonner la perception, souligne Dominic Charbonneau. J'ai voulu savoir s'il était possible d'être expert sans aucun mot pour qualifier la perception.»

Pour cela, il avait besoin de trouver des connaisseurs dans un domaine où le vocabulaire est pauvre. Le café était tout désigné. Chaque Canadien boit en moyenne 99 litres de café par année. Mais qui peut discerner une appellation «café de Colombie» d'un «arabica»? Ou une cuvée 2002 d'une cuvée 2004? «Le seul vocabulaire du café est constitué des mots "corsé", "velouté" et "eau de vaisselle"», lance à la blague le chercheur.

Il a donc fait boire 18 cafés différents à un groupe d'amateurs en leur demandant d'indiquer, sur une échelle de 1 à 5, si un café différait d'un autre. Les 18 concoctions résultaient des diverses combinaisons de trois variables: un café biologique et un café déjà moulu en boite; une eau de robinet et une eau filtrée par osmose; une cafetière neuve et une cafetière usagée.

«Les participants ont vu correctement l'existence d'une différence ou d'une ressemblance dans 64 % des cas alors que la probabilité due au hasard n'était que de 20 %, affirme Dominic Charbonneau. Ceci montre clairement que les participants, même sans mots pour le dire, ont pu percevoir des différences entre deux cafés, même lorsque la différence était aussi subtile que celle de l'eau. Si l'on est capable de distinguer une chose d'une autre, c'est que nous avons un concept mental qui nous permet d'établir la différence. Le langage n'est donc pas l'élément le plus déterminant dans la façon dont on pense le monde.»

Les concepts seraient donc indépendants du langage, ce qui infirme de nouveau l'hypothèse Whorf-Sapir. «La pensée ne se réduit pas au vocabulaire; elle est plus riche que lui», en conclut le professeur Cousineau.
Pour reprendre l'exemple du vin, les spécialistes apparaissent comme des amateurs qui possèdent plus de vocabulaire, mais le vocabulaire ne crée pas chez eux une perception différente de celle des profanes. Ceci vaudrait également pour les concepts plus philosophiques ou pour les émotions: même si l'on ignore comment nommer les choses, ceci ne signifie pas qu'on est incapable de les comprendre ou de les ressentir.

Le café de la réussite

Tous les participants ont été en mesure d'établir des distinctions entre les cafés, mais c'est toutefois la différence entre les deux moutures qui s'est avérée la plus perceptible: le café biologique (et équitable!) a été préféré au Maxwell House en boite.

Ce qui a cependant le plus étonné les deux chercheurs, c'est que les amateurs ont préféré le Maxwell House lorsqu'il était fait avec de l'eau du robinet plutôt qu'avec de l'eau filtrée et avec la vieille cafetière plutôt qu'avec la neuve. «L'eau minéralisée du robinet et la cafetière usagée masquent probablement le goût du café de piètre qualité, estime Denis Cousineau. Si vous avez du vieux café, mieux vaut donc le préparer avec une mauvaise eau et une vieille cafetière!»

Dominic Charbonneau en tire quant à lui un avantage pour ses recherches: «Je sais maintenant comment me faire un bon café, ce qui devrait être le meilleur outil pour la réussite de mes études!»

Daniel Baril



 
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