Édition du 13 septembre 2004 / volume 39, numéro 3
 
  courrier du lecteur
Course au rectorat - Réplique à Régine Pierre

Course au rectorat
Faire partie de l'élite internationale est un défi de taille1

Marcel Boyer
Titulaire de la Chaire Bell Canada en économie industrielle du Département de sciences économiques

L'Université de Montréal affirme sans équivoque depuis de nombreuses années que son objectif est de devenir une grande université de recherche. En 1990, elle adoptait encore une fois un énoncé de mission, «L'Université de Montréal vers l'an 2000», dans lequel était exposé son projet de «devenir, dans les prochaines années, une grande université de recherche nord-américaine». On peut lire sur le site du vice-rectorat à la recherche que cet objectif serait maintenant atteint: «L'Université de Montréal compte aujourd'hui parmi les grandes universités de recherche en Amérique du Nord et jouit d'une réputation enviable dans le paysage scientifique international.» Par ailleurs, plusieurs candidats et candidates au poste de recteur de l'Université affirment se fixer comme but d'amener d'ici quelques années l'Université de Montréal au sein du club sélect des meilleures universités du monde.

À ce titre, l'Institute of Higher Education de l'Université Chiao Tung (Jiao Tong), de Shanghai, a réalisé en 2003 une étude visant à désigner et à classer les 500 meilleures universités du monde. Cette étude, axée surtout sur les sciences de la vie, la médecine, les sciences pures et le génie mais aussi sur les sciences sociales, utilise cinq critères: le nombre pondéré de prix Nobel obtenus (les poids allant de 0,1 pour la période 1911-1920 à 0,9 pour la période 1991-2000 et à 1 pour les années 2001 et 2002); le nombre de «chercheurs abondamment cités» pour la période 1981-1999; le nombre d'articles publiés dans Nature et Science entre 2000 et 2002; les citations répertoriées (articles seulement); et la performance mesurée par les quatre premiers critères divisée par le nombre de professeurs. La valeur de chacun des critères pour une université donnée est exprimée en termes relatifs (indices) par rapport à l'université la plus performante, soit Harvard pour les quatre premiers critères et USC pour le cinquième. L'Université de Montréal obtient les scores 0,0, 10,3, 10,6, 44,6 et 16,4), ce qui la place dans le groupe «200e à 250e», loin derrière Toronto au 23e rang mondial (21,7, 32,4, 41,1, 76,3 et 42,9), UBC au 35e, McGill au 79e, McMaster au 86e, l'Université de Paris VI au 65e et l'Université de Paris XI au 72e. Elle se retrouve entre le 7e et le 13e rang au Canada, entre le 9e et le 13e rang dans la francophonie, entre le 100e et le 123e rang en Amérique du Nord, entre le 75e et le 97e rang dans le monde non anglophone. Le message du «classement de Shanghai» est clair: il faudra encore bien des efforts avant que l'Université de Montréal accède au club d'élite des meilleures universités du monde.

Ce classement a fait l'objet de divers commentaires, en particulier en France dans le contexte de la remise en question tant de la performance de la recherche française que de l'efficacité des efforts publics de soutien à la recherche (voir l'article de Denis Delbecq «Le cours des universités françaises au plus bas» dans le journal Libération du 22 janvier 2004 et celui de Luc Bronner, «La grande misère des universités françaises», dans Le Monde du 24 janvier 2004). Xavier Chapuisat, ex-président de l'Université de Paris XI, écrit: «Affirmons donc, au-delà des arguties sur les biais du classement chinois, que la seule réaction adéquate est de mettre en chantier sans tarder de profondes évolutions structurelles dans le cadre d'une politique volontariste de l'enseignement supérieur et de la recherche français.»

On ne peut espérer atteindre l'objectif de «devenir une grande université de classe mondiale» sans une stratégie éclairée et crédible de mise en oeuvre des moyens d'y arriver. Quels sont ces moyens? J'en vois cinq particulièrement importants: définir des mesures quantitatives et qualitatives crédibles de l'excellence académique; amener les unités (départementales et autres) à discuter, à intervalles réguliers et de manière courageuse et éclairée, de leur excellence et de leur performance; expliciter des mécanismes crédibles et volontaires de valorisation de l'excellence académique; favoriser un recrutement plus énergique de professeurs de calibre international à des conditions (salaires et autres) concurrentielles et incitatives; favoriser encore davantage le recrutement, et donc le financement adéquat et concurrentiel, d'étudiants de calibre international, en particulier aux cycles supérieurs.

La mise en oeuvre de ces moyens exige des efforts financiers significatifs pour concurrencer les meilleurs établissements du monde. Ils doivent permettre l'acquisition d'équipements de pointe et un recrutement d'excellence. Sur le plan des équipements, un certain rattrapage s'est effectué à l'Université de Montréal depuis 10 ans. Mais le contexte salarial, peu concurrentiel et peu incitatif quant à l'excellence, reste difficile et justifie trop souvent, chez les professeurs et les étudiants, un sous-engagement implicite dans la poursuite de l'excellence.

En conclusion, on ne peut pas espérer bâtir une université de classe mondiale sans les moyens nécessaires pour y arriver, tant pour ce qui est du financement qu'en ce qui concerne la gouvernance: compétence et engagement des dirigeants; rémunération concurrentielle et incitative; décentralisation des décisions et responsabilisation des unités départementales au sein desquelles la réputation durable de l'Université se crée et se détruit. L'excellence est exigeante et coûteuse et penser qu'il pourrait en être autrement relève de la pensée magique qui, traduite dans la langue de bois, ne sert qu'à masquer la réalité et à endormir les troupes dans «une possession tranquille de l'excellence non démontrée». Pour vraiment devenir une université de classe mondiale, il faut d'abord et avant tout avoir l'intelligence et le courage de ses ambitions: l'intelligence pour définir une stratégie et des moyens efficaces afin de réaliser ses ambitions et le courage pour mettre cette stratégie et ces moyens en oeuvre.

1Voir la version complète du document à http://www.cirano.qc.ca/~boyerm (autres informations).

 

Réplique à Régine Pierre
Rétablissons les faits : la guerre de la lecture est finie!


Françoise Armand,Université de Montréal
Jocelyne Giasson, Université Laval
Pascale Lefrançois,Université de Montréal
Isabelle Montesinos-Gelet,Université de Montréal
Marie-France Morin,Université de Sherbrooke
Nicole Van Grunderbeeck,Université de Montréal
Hélène Ziarco, Université Laval

C'est avec un très vif étonnement que les chercheurs universitaires québécois qui travaillent dans le domaine de l'apprentissage de la lecture ont pris connaissance des récents propos de Régine Pierre (Forum, édition du 30 août 2004), qui prétend découvrir la non-efficacité de la méthode de lecture dite globale inspirée des approches du whole language et qui affirme que les récents programmes du ministère de l'Éducation québécois de 2001 négligeraient l'apprentissage du décodage.

Pourtant, en France, récemment, le Monde de l'éducation, dans un numéro spécial sur la lecture (septembre 2002), soulignait clairement que la guerre des méthodes est dépassée, et le secrétaire du principal syndicat des enseignants affirmait même que la dénonciation de la méthode globale relevait clairement de la démagogie: «La querelle autour de la méthode globale est inepte et crée de la confusion dans la tête des parents. Aujourd'hui, personne ne suit la méthode globale.» Cependant, en France comme au Québec, comme nous allons le voir, cette méthode a laissé une empreinte positive: actuellement, une majorité d'enseignants optent pour une méthode dite mixte, celle-là même préconisée par le ministère de l'Éducation!

Rétablissons les faits

Rétablissons donc ici clairement les faits: la critique de la méthode globale date de 20 ans déjà et les programmes du ministère, s'appuyant sur une synthèse des recherches et sur une vision complète de l'historique des méthodes (qui manque ici visiblement à Mme Pierre), prônent une approche équilibrée (méthode mixte) de l'enseignement de la lecture par l'apprentissage de plusieurs stratégies. Parmi ces stratégies, comme nous le préciserons plus bas, figure à part entière la nécessité d'enseigner les correspondances entre les «sons» et les «lettres». Nulle part il n'est mentionné qu'il s'agirait d'une stratégie de dépannage, utilisée en second lieu!

Que nous apprennent l'histoire de l'enseignement de la lecture et les recherches?

Jusqu'aux années 70, l'enseignement de la lecture était centré exclusivement sur le décodage: s'appuyant sur les syllabes, les enfants étaient amenés à apprendre les correspondances entre les sons élémentaires de la langue (phonèmes) et les lettres ou groupes de lettres qui servent à les représenter à l'écrit (graphèmes). Pour ce faire, ils étaient mis en contact avec des phrases construites sur mesure pour travailler les correspondances à l'étude. C'est l'époque bien connue des ba, be, bi, bo, bu et de la lecture de «phrases» telles que bébé a bu, bobi a bu ou léo épèle papa et opale (pour ceux qui s'en souviennent), etc. Cette volonté de limiter artificiellement les contenus linguistiques proposés conduisait les enfants à se représenter la langue écrite d'une manière si simplifiée qu'ils n'étaient pas préparés à aborder des textes authentiques. Dans la version extrême de cette méthode, on exigeait des enfants un apprentissage mécanique, passif et ennuyeux. La compréhension de ce qui était écrit n'était pas recherchée.

En réaction à ces méthodes uniquement centrées sur le décodage et à la suite des difficultés de compréhension de la lecture présentées par plusieurs élèves sont apparues, dans les années 70, les méthodes inspirées du whole language, dont la fameuse méthode globale tant décriée. Il s'agissait de stimuler le plaisir et la motivation à apprendre à lire en utilisant des textes plus authentiques, adaptés aux niveaux des élèves. Ainsi, le principe de cette approche consiste à partir du sens d'une phrase significative (par exemple un court message que l'enseignante écrit au tableau) pour en venir aux mots, deviner leur sens, les mémoriser et en analyser les composantes. Ce dernier aspect, l'analyse des composantes, a souvent été escamoté dans une version appauvrie de cette méthode à cause de la croyance que tous les élèves pourraient trouver par eux-mêmes les correspondances graphèmes-phonèmes. Cette illusion a été à son tour clairement dénoncée et, rappelons-le encore, dès la fin des années 70, au Québec comme ailleurs, on en est arrivé à une approche équilibrée entre les deux tendances. De nos jours, chercheurs, auteurs de manuels scolaires, conseillers pédagogiques et enseignants préconisent de prendre le meilleur des deux mondes: utiliser des écrits significatifs, mais également rendre explicites les correspondances graphèmes-phonèmes.

C'est ainsi que le Programme de formation de l'école québécoise (2001), tout en affirmant la nécessité de familiariser l'enfant avec des écrits significatifs dès le préscolaire (livres de littérature jeunesse, livres documentaires, etc.), souligne la nécessité de développer des connaissances et des stratégies de lecture variées. «La lecture est non seulement un outil d'apprentissage, de communication et de création, mais aussi une source de plaisir» (ministère de l'Éducation, 2001, p. 74). Parmi les savoirs essentiels attendus à la fin du premier cycle figurent la connaissance du nom des lettres et des signes orthographiques, ainsi que les règles d'assemblage des relations lettres-sons (p. 90). De plus, on mentionne clairement que l'élève doit pouvoir mettre en oeuvre, d'une part, des stratégies de reconnaissance et d'identification des mots et, d'autre part, des stratégies de gestion de la compréhension. Parmi les premières se trouvent le décodage avec le recours aux correspondances lettres-sons, de même que la reconnaissance globale de mots (p. 91). Aucun ordre d'utilisation des stratégies n'est prescrit.

La guerre de la lecture est finie

Ainsi, la guerre de la lecture est finie depuis longtemps: «Une approche n'exclut pas l'autre» (p. 121), disait déjà Cohen en 1982; Giasson (qui n'a jamais élaboré de méthode) suggérait, et ce, dès 1983, «un mouvement de va-et-vient continuel entre les deux approches» (p. 242). Cet équilibre entre décodage et reconnaissance globale est d'ailleurs clairement justifié par les travaux de Coltheart qui, en 1978, démontrait que, pour reconnaître les mots, le lecteur utilise ces deux mécanismes complémentaires. Les chercheurs en lecture s'entendent donc depuis plus de 20 ans sur l'importance du décodage, dont la maîtrise est un élément clé de l'expertise en lecture. Le programme encourage cet enseignement et les manuels de lecture offrent des moyens pour le faire. Dans un tel paysage, l'enseignement du décodage n'est pas en péril, contrairement aux affirmations énoncées.

Enfin, si l'on revient aux propos alarmistes de Mme Pierre selon lesquels le Québec serait une nation en péril qui se démarquerait par ses choix incongrus quant aux méthodes de lecture, il paraît important de rappeler que, même si nous devons sans cesse continuer à remettre en question la qualité de l'enseignement de la lecture au Québec afin d'améliorer la réussite des élèves, une récente enquête internationale réalisée par l'Organisation de coopération et de développement économiques dans 32 pays (enquête PISA, 2000), auprès de lecteurs de 15 ans, indique que le Canada se situe en deuxième place après la Finlande et que, à l'intérieur du Canada, le Québec se classe troisième après l'Alberta et la Colombie-Britannique. Il s'agit d'un échantillon de 30 000 élèves, recrutés dans plus de 1000 écoles canadiennes; on est loin des 12 élèves faibles retenus dans la recherche de Mme Pierre et à partir desquels elle prétend faire des généralisations quant aux difficultés en lecture des élèves québécois.

En conclusion, dénoncer les méthodes globales qui seraient prétendument utilisées par les enseignants dans les classes québécoises, alors que programmes ministériels, manuels scolaires et professeurs en formation des maîtres prônent une approche mixte, indique une méconnaissance de la situation actuelle de l'enseignement de la lecture au Québec, affole les parents et discrédite les enseignants québécois. Nous nous dissocions clairement de cette position: alimenter sur la place publique de tels faux débats nous éloigne tous des véritables enjeux dans le domaine de l'enseignement de la lecture.



 
Archives | Communiqués | Pour nous joindre | Calendrier des événements
Université de Montréal, Direction des communications et du recrutement