Édition du 20 septembre 2004 / volume 39, numéro 4
 
  Tchétchénie: Vladimir Poutine n'est pas le seul responsable
Il sera difficile pour l'une ou l'autre partie d'arracher une victoire, dit le spécialiste de la Russie, Luc Duhamel

Luc Duhamel croit que la filière régionale, bien plus que la piste moyen-orientale, peut fournir des clés pour comprendre, si cela se peut, le carnage de Beslan.

Les actes terroristes qui ont frappé la Russie au cours des dernières semaines ont remis à l'avant-plan le conflit qui oppose les indépendantistes tchétchènes au gouvernement russe. Les attentats-suicides contre deux avions de ligne, l'explosion meurtrière dans le métro de Moscou et surtout l'horrible carnage à l'école de Beslan, en Ossétie du Nord, ont rappelé au monde que la situation en Tchétchénie est encore loin d'être réglée.

«C'est un conflit qui dure depuis très longtemps et il sera très difficile pour l'une ou l'autre partie d'arracher une victoire», dit le professeur de science politique Luc Duhamel. Ce spécialiste de la Russie croit d'ailleurs que le conflit pourrait s'étendre à d'autres républiques du Caucase.

La prise d'otages à l'école de Beslan était-elle le seul fait des Tchétchènes? Doit-on établir un lien entre ceux-ci et Al-Qaïda quand les autorités russes affirment qu'une véritable internationale terroriste se cache derrière ces tragiques événements? «Cela fait l'affaire des Russes de laisser entendre que les Tchétchènes sont manipulés par de plus puissants qu'eux», fait remarquer Luc Duhamel.

Mais, selon lui, plutôt que la piste moyen-orientale, c'est la filière régionale qu'il faudrait remonter pour comprendre ce qui s'est passé. «Ce qui serait en train de surgir, dit-il, c'est un conflit entre Ossètes et Ingouches, les Ingouches étant proches des Tchétchènes et les Ossètes, qui sont chrétiens, étant proches des Russes.»

Entre ces deux peuples, beaucoup de rancoeur et d'hostilité subsistent depuis des décennies. Ainsi, les Ingouches accusent les Ossètes, favorisés par les Russes, d'avoir investi des territoires ingouches abandonnés lorsque leurs habitants ont été déportés par les Soviétiques en 1944. La situation économique épouvantable qui sévit dans la région contribue également à entretenir les vieilles rivalités. «Au début des années 90, un conflit avait éclaté entre ces deux peuples, rappelle Luc Duhamel. Les choses s'étaient calmées, mais il semble que les hostilités reprennent. Au moment du drame de Beslan, on a entendu des Ossètes promettre d'attaquer des écoles ingouches. Alors imaginez ce qui pourrait arriver s'ils passent aux actes.»

La Russie très vulnérable

Pour le président russe, Vladimir Poutine, qui a bâti sa réputation sur ses promesses d'assurer la sécurité du pays, la situation actuelle a toutes les apparences d'un véritable bourbier. «La Russie est très vulnérable aux attentats terroristes pour plusieurs raisons, affirme Luc Duhamel. D'abord, on dit qu'il n'y a pas de commandement unifié chez les rebelles. Un leader dans une région peut très bien décider d'entreprendre une action sans consulter les autres leaders de la région.

Ensuite, il est impossible pour les Russes de surveiller adéquatement tous leurs aéroports. Il y en a trop. À l'ère soviétique, on en construisait partout, comme si c'était des gares.

Mais le principal facteur de dangerosité dans la région, c'est la corruption. Avec de l'argent, on peut tout acheter, même des soldats russes. On dit d'ailleurs que les veuves noires, ces femmes tchétchènes qui transportaient les bombes qu'elles ont récemment fait exploser dans deux avions russes, avaient acheté leur droit de passage auprès de douaniers corrompus.»

Un peuple meurtri

Les Tchétchènes forment un tout petit peuple de un million d'habitants. Ils ont connu deux guerres en 10 ans, qui ont fait près de 200 000 victimes et des milliers de déplacés. Combien de temps pourront-ils maintenir la pression sur Moscou? «Tant que des hommes et des femmes de ce peuple meurtri seront prêts à mourir pour commettre des attentats, la Russie demeurera vulnérable», déclare le professeur Duhamel. Le président Poutine, qui a juré de ne pas négocier avec les rebelles, se décidera-t-il à mettre de l'eau dans son vin? Pas facile, croit le professeur. Non seulement il y a du pétrole en jeu dans la région, mais il faut aussi compter avec le fort sentiment nationaliste des Russes.

«Les Russes se disent qu'ils ont perdu assez de territoires avec la fin de l'Union soviétique. Pour nous, c'était un empire.

Pour eux, c'était leur pays. Et quand Poutine leur a dit, en 1999: "On va se battre et, cette fois, on va gagner", c'était exactement ce qu'ils voulaient entendre. D'où la popularité dont il a joui instantanément.»

Malgré les exactions commises par l'armée russe ­ et qu'on ne voit jamais à la télévision, contrairement aux actes des terroristes ­, il faut éviter, selon Luc Duhamel, d'adopter une vision manichéenne de la situation et d'en imputer la totale responsabilité au président Poutine. «Déjà, au 19e siècle, Tolstoï parlait des problèmes de la Tchétchénie», rappelle-t-il.

Comme toute la région du Caucase, il s'agit d'un territoire extrêmement morcelé, divisé entre de multiples groupes, clans et factions qui ont toujours été impossibles à gouverner, explique le professeur.

D'ailleurs, «si les Tchétchènes n'aiment pas les Russes, ils ne souhaitent pas nécessairement être livrés aux seigneurs de la guerre», ajoute-t-il. Selon lui, il existe en Tchétchénie des groupes qui souhaitent des accommodements avec la Russie. Il faudrait donc que le président russe puisse engager des discussions avec un leader modéré, sans avoir l'air de perdre la face. «Il faut donner l'impression de faire la paix des braves», dit Luc Duhamel.

Qu'est-ce qui pourrait amener Vladimir Poutine à changer son fusil d'épaule? «C'est le peuple russe qui constitue le véritable baromètre, répond M. Duhamel. Car si les Russes sont amoureux de leurs dirigeants, ils peuvent aussi s'en lasser très vite. Si les attentats continuent à se multiplier, peut-être que Poutine sera obligé de faire des compromis.» En attendant, la possibilité d'un élargissement du conflit demeure. «Ça peut être une stratégie des Tchétchènes de provoquer un embrasement du Caucase», souligne le politicologue.

Marie-Claude Bourdon



 
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