Édition du 20 septembre 2004 / volume 39, numéro 4
 
  Les milliards de la santé sont sans surveillance
Richard Tremblay estime qu'il y a trop d'argent alloué aux services directs dans le système de santé

Richard Tremblay dénonce la mauvaise utilisation des budgets en santé. Trop de services directs, pas assez de prévention.

Alors que les ministres provinciaux de la santé sont engagés dans un bras de fer avec Ottawa pour augmenter leur part du budget fédéral, le psychologue Richard Tremblay estime, lui, qu'il y a trop d'argent alloué aux services directs dans le système de santé.

Pour le professeur de pédiatrie, de psychiatrie et de psychologie à l'UdeM, et titulaire de la Chaire sur le développement de l'enfant, la façon dont on dépense l'argent destiné à la santé publique souffre de plusieurs lacunes, dont les plus importantes sont le manque de planification et l'absence de processus d'évaluation. Il donne pour exemple le Programme de soutien aux jeunes parents, lancé en 2000, ou le Forum de la jeunesse, ainsi que certains services aux adolescents. «Ce sont de bonnes idées, mais on n'a pas de moyens pour quantifier les résultats concrets de ces programmes», dénonce-t-il.

Le Canada investit beaucoup d'argent en santé, mais «ce sont des milliards sans surveillance», affirme le directeur du Groupe de recherche sur l'inadaptation psychosociale chez l'enfant (GRIP), fondé il y a 15 ans. À son avis, le plus urgent serait de mettre en place des mesures d'évaluation des politiques de santé.

Pour ce chercheur largement financé par les organismes subventionnaires (ses différentes demandes de fonds ont totalisé 7,4 M$ pour sept ans en 2001), les partenariats conclus avec l'entreprise privée ne posent pas de problèmes particuliers, même dans des secteurs comme le sien. Il estime que les sciences sociales devraient même s'inspirer du pragmatisme du monde des affaires, où chaque dollar investi est scrupuleusement surveillé.

Prix et colloque

Le professeur Tremblay recevra la semaine prochaine le prix Molson, décerné annuellement
à une personnalité canadienne qui s'est illustrée en sciences humaines et sociales. Les membres du jury, réunis par le Conseil des arts du Canada, ont choisi à l'unanimité la candidature de M. Tremblay pour sa «longue et exceptionnelle contribution à la vie culturelle et intellectuelle du Canada».

Ses recherches sur le développement des comportements violents et sa contribution à notre compréhension du rôle de l'éducation dans le développement moral et social ont particulièrement impressionné le jury. «Richard Tremblay est l'un des psychologues du développement les plus réputés du monde, précise le jury; grâce à la création d'une vaste étude sur le développement humain, ses travaux en éducation ont eu une influence majeure sur la recherche dans le domaine du développement de la violence au cours de la petite enfance et ont ouvert de nouveaux horizons à l'étude du développement humain pour les générations à venir.»

Le prix de 50 000 $ lui sera officiellement remis au congrès de la Société européenne pour la pédiatrie sociale, qui se tiendra à Montréal du 22 au 24 septembre (www.hsj.qc.ca/essop2004/indexfr.asp). M. Tremblay préside le comité scientifique de ce colloque international sur la prévention en petite enfance, où l'on attend 300 participants issus de disciplines comme la pédiatrie, l'économie, la psychologie, les sciences infirmières et le travail social.

Il est important de sensibiliser les futurs médecins à la prévention.

Trois générations de sujets

Parmi les différentes recherches de Richard Tremblay, la plus ambitieuse est sans doute l'étude longitudinale qu'il mène auprès de milliers d'enfants, d'adolescents et de jeunes adultes de tous les coins du Québec. Nés entre 1979 et 1983, ses sujets de recherche sont aujourd'hui majeurs, et ils susciteront encore de l'intérêt auprès de la relève scientifique quand ils auront 80 ans. «Après leur mort, nous étudierons leurs enfants et leurs petits-enfants, et posséderons une mine de renseignements inestimables sur leurs origines familiales», expliquait-il à Forum il y a trois ans.

À l'origine de cette recherche, en 1983, il y a une grande enquête sur la santé publique effectuée par le gouvernement québécois. Le chercheur suggère alors d'établir un échantillon de 1000 garçons âgés de cinq ans et issus de milieux défavorisés. Le but: connaître les sources psychosociales de la criminalité. «Nous savions que certains d'entre eux deviendraient délinquants. Nous les avons suivis», relate-t-il. Au laboratoire du GRIP, de 500 à 600 de ces hommes sont examinés deux fois par année par une équipe que dirigent M. Tremblay et Frank Vitaro, professeur au Département de psychologie. Ils subissent une batterie de tests physiologiques et psychologiques. Comme on s'en doute, ce ne sont pas tous des enfants de choeur, mais la plupart participent volontiers aux recherches. Certains sujets sont retrouvés dans des prisons aux quatre coins du monde. Des questionnaires sont envoyés jusqu'au Japon.

Ces enquêtes ont permis à Richard Tremblay de remonter aux sources de la délinquance, dont les germes ne se trouvent ni dans l'adolescence ni dans l'enfance mais existent avant la naissance. C'est dans le ventre de la mère qu'il faut chercher... Dans un article qu'a fait paraître en 2001 la revue Archives General of Psychiatry, Richard Tremblay et le coauteur Daniel Nagy, de l'Université Carnegy Mellon, mentionnent par exemple que les garçons de très jeunes mères peu scolarisées courent 9,3 fois plus de risques d'adopter des comportements agressifs que les autres enfants. «Nos résultats suggèrent qu'une attention particulière doit être accordée aux mères ayant un faible niveau de scolarité et à celles qui ont eu leurs enfants très jeunes [...], écrivent les auteurs. Des services de garde de qualité doivent aussi être mis en place autour de ces enfants.»

L'automne dernier, le chercheur a d'ailleurs rendu publique une de ses études sur les centres de la petite enfance (CPE) du Québec. Selon cette étude, à peine un CPE sur quatre est de bonne ou d'excellente qualité. Plus du tiers (34 %) sont jugés «inadéquats». Cette étude avait soulevé l'ire de l'Association des garderies privées du Québec. À la présentation de son mémoire à l'Assemblée nationale, les journalistes attendaient le psychologue comme s'il s'était agi du premier ministre en personne.

Plus récemment, le chercheur est allé plus loin en déclarant à la Presse canadienne qu'il est «plus rentable d'investir dans la petite enfance que dans les universités».

Voilà donc un chercheur qui n'a pas peur du débat public. «C'est le rôle des universitaires», plaide-t-il, tout en admettant avoir une prédisposition pour les échanges, disons, corsés. «Je suis un ancien joueur de football et de hockey», avoue-t-il.

Mathieu-Robert Sauvé



 
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