Édition du 18 octobre 2004 / volume 39, numéro 7
 
  Comment Tchakapesh créa le monde
Rémi Savard fait connaître la Genèse selon les Innus avec La forêt vive

François Bellefleur

Le jour même de sa naissance, les parents de Tchakapesh ont été tués par Katshituasku, une bête dont la force est supérieure à celle de tous les animaux connus. «Minuscule, il était encore dans l'utérus que Katshituasku avait arraché du ventre de la femme. Mais il ne l'avait pas mangé», rapporte un conteur du village de La Romaine, François Bellefleur.

Sorte d'Adam des Montagnais, Tchakapesh apprendra à distinguer le ciel de la terre, le jour de la nuit, la vie de la mort, les animaux des hommes, les chasseurs de leurs proies. «Ce récit raconte la création du monde, résume avec enthousiasme l'anthropologue Rémi Savard. Il est aussi riche et aussi précieux pour le peuple innu que peut l'être l'Ancien Testament pour les catholiques. On trouve d'ailleurs plusieurs images communes à la genèse des Innus et à celle des grandes religions.»

Enregistré et transcrit par l'universitaire durant les années 70, le récit de François Bellefleur (de son nom innu Penashue Pepine) est le premier à figurer dans le plus récent ouvrage de M. Savard, La forêt vive, qui sort cette semaine chez Boréal. «C'est le plus beau des quatre», confie l'anthropologue, qui a pris sa retraite de l'Université de Montréal en 2000 mais sans cesser de poursuivre ses travaux sur la culture autochtone.

L'analyse du récit de Tchakapesh permet de trouver une trame récurrente dans les différents chapitres: menacé d'être avalé par la bête mythique comme ses parents, le héros renverse la situation en transformant ses agresseurs en gibier ou en partenaires de chasse ou de pêche. Pour Rémi Savard, qui a vécu des années dans les communautés amérindiennes, il y a dans ce récit les grands thèmes fondateurs de la culture innue. Les animaux y sont omniprésents, la mort rôde et la forêt tient le premier rôle. D'ailleurs, l'anthropologue a constaté que les arbres sont bien plus que l'élément de base de la forêt, ils sont le lien des hommes avec le ciel, l'axe vertical du monde. Les rituels funéraires consistaient même à déposer les dépouilles dans les arbres plutôt que de les enterrer, une pratique ancestrale que plusieurs autochtones ignorent aujourd'hui.

Pourquoi maintenant?

Enregistrés, traduits puis transcrits en français dès 1970, les récits de François Bellefleur ont accompagné Rémi Savard tout au long de sa carrière de chercheur. Ils ont été cités par lui à de nombreuses reprises et reproduits en partie dans plusieurs de ses écrits. Mais étrangement, ils n'avaient jamais fait l'objet d'une monographie. Pourquoi donc avoir attendu 34 ans avant de s'attaquer en bloc à ces textes majeurs? «Je me disais qu'il fallait présenter ces récits avec une analyse traitant de leurs impacts normatifs autant que spirituels ou sociaux, explique le professeur. Mais je ne pensais pas que ce travail allait être si exigeant et si captivant. J'y ai consacré presque quatre ans. Je me suis retrouvé devant des textes d'une grande profondeur et d'une richesse insoupçonnée.»

Les quatre textes transcrits dans La forêt vive parlent de l'origine des saisons, des rapports entre les humains et de l'apparition des premiers peuples, mais ils contiennent aussi beaucoup de choses sur les règles en vigueur dans les communautés. «Les récits font, parfois par l'absurde, la démonstration de la pertinence caractérisant certaines de ces règles, écrit l'auteur. C'est le cas des deux derniers, relatant le sort réservé à la délinquance.»

Bien que parfois échevelés et déroutants (Tchakapesh, par exemple, est un excellent chasseur, mais il passe son temps à traquer des... écureuils), les récits de François Bellefleur prennent racine dans la réalité sociale. «Il y est toujours question de jeunes en difficulté, note M. Savard. L'inceste et la violence conjugale y sont bien présents, de même que la solidarité qui s'exprime par le partage du gibier capturé, l'entraide, l'autorité des femmes de la bande.

L'anthropologue, qui a toujours farouchement défendu le point de vue des autochtones dans les conflits les opposant aux Blancs, prétend que le système juridique élaboré par les Premières Nations avait ses forces que les lois canadiennes et québécoises ont complètement anéanties. «Que reste-t-il de cette tradition chez les Innus, après que les autorités gouvernementales ont tout mis en oeuvre pour les détruire depuis un siècle et demi? Abolition légale de leurs institutions politiques. Rupture légale de leur rapport avec la terre. Rapt d'enfants légal pour mettre fin à toute transmission des règles, des langues, des structures sociales, des processus économiques et surtout des récits comme ceux faisant l'objet du présent ouvrage.»

Des Amérindiens bien vivants

Composée d'environ 15 000 personnes réparties dans 12 villages du nord-est du Saint-Laurent, la communauté innue (que les Européens appelèrent les Montagnais) est nomade et vit de la chasse et de la pêche. Sa tradition orale est peuplée d'animaux qui sont tués et qui tuent. «Chez ce peuple, il faut manger pour ne pas être mangé», résume M. Savard.

Mais la mort n'est pas la seule réalité incarnée par les animaux. Souvent, les personnages sont accompagnés par des bêtes qui pensent et qui parlent: des huard, castor, rat musqué, loutre, pékan conseillent par exemple les protagonistes du deuxième récit.

Autre point commun aux récits: le cannibalisme. La menace d'être dévoré par des anthropophages plane toujours. Pour un Innu, la crainte suprême, c'est d'être mangé par un autre être humain.

François Bellefleur, mort en 1978, est un conteur qui a beaucoup donné à Rémi Savard. Il n'était certes pas le seul à faire vivre la riche tradition orale de son peuple, mais sa connaissance des quatre récits fondateurs de la culture innue a permis la survivance d'un imaginaire très précieux. En le transmettant à l'anthropologue de l'école de Marius Barbeau et de Claude Lévi-Strauss, que Rémi Savard a côtoyé en France, il a contribué à garder la forêt vive.

Mathieu-Robert Sauvé

Rémi Savard, La forêt vive: récits fondateurs du peuple innu, Montréal, Boréal, 224 p., 25,95 $.



 
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