Édition du 18 octobre 2004 / volume 39, numéro 7
 
  courrier du lecteur
Et si l'on parlait recherche?

Régine Pierre
Professeure titulaire
Rédactrice invitée du numéro thématique de la Revue des sciences de l'éducation: L'enseignement de la littératie au XXIe siècle. Nouveaux enjeux, nouvelles perspectives

Je ne reprendrai pas ici les multiples erreurs conceptuelles et factuelles que je relève dans l'article signé par un groupe de collègues et paru le 13 septembre dans Forum. C'est le contenu de mon cours de première année du baccalauréat. Je ne répondrai pas non plus au procès d'intention qu'elles me font. Je parlerai de recherche et de la publication scientifique qui a soulevé l'ire de mes collègues.

De la recherche appliquée et de ses finalités

Supposons qu'un chercheur reconnu en médecine mène depuis 30 ans des recherches sur l'effet de
la prescription des hormones aux femmes ménopausées. Son programme de recherche vise à tester les hypothèses qui sous-tendent le modèle sur lequel est fondée la production de ces médicaments qu'on prescrit aux femmes depuis trois décennies. Ses recherches rejoignent celles effectuées par des équipes de chercheurs dans d'autres pays. En collaboration, 18 de ces chercheurs publient une monographie dans une revue scientifique reconnue. Chaque article fait le point sur l'état des recherches dans le domaine de spécialisation de chacun. En introduction, le collègue refait l'historique des recherches qui ont conduit à la production de ces médicaments et attire l'attention des gouvernements, des différentes instances responsables de l'approbation des médicaments, des médecins et des pharmaciens sur les risques courus par les femmes qui absorbent ces médicaments, à la lumière de l'état de la recherche actuelle. Après avoir lu consciencieusement la publication et avoir longuement interviewé le collègue, des journalistes dans différents médias attirent l'attention de la population sur cette publication scientifique majeure, la première dans le domaine au Québec.

Un groupe de collègues qui ne sont pas du tout spécialistes de ces questions mais qui ont toujours enseigné dans leur cours que c'était là des médicaments fiables écrivent dans Forum une lettre d'insultes à l'endroit de leur collègue, le traitant de démagogue, l'accusant de vouloir faire peur inutilement, déformant et dénigrant les recherches qu'il a menées. L'argument de ces collègues: «Il y a 20 ans qu'on a reconnu l'efficacité de ces médicaments, pourquoi les remettre en cause aujourd'hui et faire peur aux femmes?» Ces collègues ne citent aucune recherche pertinente, n'apportent aucun argument scientifique qui invalide les recherches rapportées dans la publication. Ils n'ont pas été invités à participer à cette publication et ils ne sont pas cités dans cette publication parce qu'ils ne sont pas spécialistes du domaine. Que penseriez-vous?

Quelques repères scientifiques

Le numéro thématique de la Revue des sciences de l'éducation, que j'ai dirigé dans le cadre d'importantes subventions que j'ai obtenues du CRSH, regroupe 18 chercheurs dont la réputation scientifique dans leur domaine respectif est solidement établie parce qu'ils ont contribué de façon significative à l'avancement de la recherche sur l'enseignement et l'apprentissage de la lecture depuis 30 ans. Ils viennent d'universités prestigieuses: Harvard, l'Université libre de Bruxelles, l'Université de Paris-V, l'Université de Lyon-III, l'Université de la Colombie-Britannique. Dans les articles qu'ils signent, ils font chacun le point sur l'état de la recherche menée depuis toutes ces années dans leur domaine, dont certains sont des pionniers.

José Morais, directeur d'un important laboratoire de recherche en psychologie cognitive et neuropsychologie à l'Université libre de Bruxelles, a à son actif 85 articles répertoriés et ce nombre ne comprend pas les nombreux articles et livres qu'il a publiés en français. José Morais est en effet un des rares chercheurs francophones à être reconnu autant aux États-Unis qu'en Europe. Il dirige plusieurs revues. Il a publié un livre majeur: L'art de lire, qui a été réédité et traduit dans différentes langues. Il est titulaire d'une chaire à l'Université de Gand et l'Université de Lisbonne lui a décerné un doctorat honoris causa.

Catherine Snow est titulaire d'une chaire importante à la Graduate School of Education, à Harvard. Elle a présidé une commission qui regroupait une dizaine d'éminents chercheurs sous le patronage de la National Academy of Science. Le rapport de cette commission: Preventing Reading Difficulties, a été présenté au Congrès américain, réédité à plusieurs reprises et cité dans la plupart des revues scientifiques reconnues dans le domaine.

Jean-Pierre Jaffré et Jacques David font partie d'une des plus importantes équipes de recherche du CNRS dans le domaine de l'enseignement et de l'apprentissage de l'écrit, incluant les recherches sur les systèmes d'écriture et leur impact sur l'apprentissage.

De la responsabilité sociale des chercheurs

José Morais et Jacques David font partie de l'Office national pour la lecture, qui a conseillé le ministère français de l'Éducation nationale dans la réforme qu'il vient d'implanter, en 2002. Dans le programme officiel lancé avec cette réforme, on peut lire ce qui constituait déjà la conclusion de ma thèse de doctorat que j'ai soutenue en 1981 et qui invalidait le postulat central sur lequel repose le modèle québécois:

«Apprendre à lire, c'est apprendre à mettre en jeu en même temps deux activités très différentes: 1) celle qui conduit à identifier des mots écrits, 2) celle qui conduit à en comprendre la signification dans le contexte verbal (texte) et non verbal (support de textes, situation de communication) qui est le leur. La première activité seule est spécifique de la lecture» (Programmes officiels, in Babin, 2003, p. 110).

Dans la présentation que le ministère fait de cette réforme sur son site, on peut lire:

«Pour la première fois, en France, les programmes du cycle 2 [maternelle et première année au Québec] proposent aux maîtres des indications précises sur la manière de conduire cet apprentissage. La méthodologie indiquée tourne résolument le dos aux méthodes globales»  (www.education.gouv.fr/presse/2002/programme/ecoledp.htm#maitrise).

Pourquoi une aussi grande différence de perspective entre le cursus québécois et le cursus français, adoptés à un an d'intervalle? La réponse est aussi sur le site du ministère français de l'Éducation nationale:

«La réforme est née, pour la première fois, de la réflexion de maîtres et de professeurs expérimentés, d'inspecteurs et d'universitaires [signifiant de chercheurs reconnus dans leur domaine respectif].»
Au Québec, comme le déplorait d'autres éminents chercheurs dans l'ouvrage L'art et la science de l'enseignement:

«La recherche en éducation, son statut et son utilité font, aujourd'hui encore, l'objet de controverses. Pour beaucoup, enseigner reste affaire de bon sens, d'intuition et de savoir-faire transmis par le maître chevronné au débutant» (Crahay et Lafontaine, 1989, p. 9).



 
Archives | Communiqués | Pour nous joindre | Calendrier des événements
Université de Montréal, Direction des communications et du recrutement