Édition du 8 novembre 2004 / volume 39, numéro 10
 
  La torture n'est jamais justifiée
La torture se modernise, rapporte Timothy Harding. Et même si la liste des pays qui l'interdisent s'allonge, elle n'en est pas moins pratiquée systématiquement

Depuis 30 ans, Timothy Harding visite les «lieux de privation de liberté».

Même s'il est présomptueux d'affirmer que la torture n'est d'aucune efficacité, elle n'en reste pas moins indéfendable, estime l'expert Timothy Harding.

«C'est une question de valeur. Je ne peux certainement pas être d'accord avec une judiciarisation de la torture. Ce serait un grave dérapage», a déclaré M. Harding le 28 octobre à une conférence intitulée «La prévention de la torture, mythes et réalités: le travail du Comité européen pour la prévention de la torture». À titre d'expert auprès de ce comité, M. Harding, qui est directeur de l'Institut universitaire de médecine légale à Genève, visite depuis 30 ans les prisons, les hôpitaux psychiatriques et les commissariats de police des pays ­ aujourd'hui au nombre de 45 ­ qui ont signé la Convention européenne pour la prévention de la torture, à laquelle est rattaché ce comité unique en son genre.

En condamnant la torture sous toutes ses formes et en toutes circonstances, M. Harding donnait la réplique à Alan Dershowitz, un avocat américain qui a prononcé en janvier dernier une conférence fort controversée au cours de laquelle il a avancé que la torture pouvait être justifiée dans certains cas, lorsqu'il s'agissait par exemple d'extorquer des renseignements cruciaux à des terroristes. Le professeur de Harvard avait également dénoncé l'hypocrisie de l'ONU, qui se réjouit lorsqu'un nouveau pays signe l'accord international bannissant la torture sans se préoccuper de savoir si le nouvel adhérent respectera son engagement.

Les propos de Timothy Harding rejoignent «partiellement» ceux de M. Dershowitz lorsque ce dernier dénonce la duplicité de l'ONU. «Cent cinquante pays ont ratifié l'accord contre la torture... Il y a un décalage réel entre le droit international et les pratiques. Et la thèse de M. Dershowitz a le mérite de dire que nous ne pouvons continuer comme cela.»

Mais là s'arrête l'appui de M. Harding. Le médecin a pour sa part observé que la torture «brutalise les échanges entre l'État et les groupes arrêtés». Il cite l'exemple des catholiques en Irlande du Nord ou des Kurdes en Turquie.

Parmi les États signataires de la Convention, la Turquie est d'ailleurs le pays le plus visité par le Comité, qui s'y est rendu à 17 reprises. La raison en est fort simple: la torture était employée dans ce pays et un manque de collaboration a nécessité plusieurs interventions.

«Nous avons notamment fait une déclaration publique pour dire que la torture était largement répandue», indique M. Harding. Et aujourd'hui? «Le problème existe toujours, mais le constat dressé est encourageant. Dans les grands centres de police en particulier, il y a eu un changement.»

Les visites du Comité ont aussi permis en 1991 de révéler la brutalité de la police de Genève à l'égard des étrangers, dans un rapport qui a eu des répercussions. Et en 1996, le Comité a mis au jour l'exploitation sexuelle de transsexuels dans un centre de détention en banlieue de Paris. Encore là, des suites ont été données aux dénonciations et des condamnations prononcées contre des gardiens.

L'impasse tchétchène

Mais il est un cas que M. Harding qualifie d'impasse et c'est celui de la Tchétchénie. Pour appuyer ses dires, il cite la dialectique de la guerre contre le terrorisme qu'a relancée encore récemment le président russe Vladimir Poutine, en opposant la sécurité d'État à la prohibition de la torture.   

 En fait, le problème s'étend à la grandeur de la Russie, où le nombre de prisonniers est considérable (rivalisant avec celui des États-Unis, où il y a entre 500 et 600 prisonniers pour chaque tranche de 100 000 habitants). L'équipe de M. Harding a mené en 2002 une enquête approfondie sur les conditions de détention en Tchétchénie, particulièrement dans un centre appelé ORB-2, qui n'était pas sur la liste des lieux de détention que les autorités doivent fournir au Comité.

Après avoir noté «l'existence systématique de la torture» et avoir échoué dans leurs tentatives de faire changer les choses, les membres du Comité ont fait une déclaration publique très incriminante à l'été 2003, déclaration étayée par des preuves médicales irréfutables. Mais ces «accusations très graves» sont restées sans écho, mis à part la parution de deux articles, un dans le quotidien Le Monde et un second dans le quotidien britannique The Guardian. Il reste que «l'impact de la déclaration a été très limité et que la presse russe n'en a pas parlé», résume M. Harding. 

Ce dernier ne peut s'empêcher de comparer l'effet extraordinaire qu'ont eu les quelques images de la prison d'Abou Ghraib en Irak avec la silence qui a entouré le rapport sur la Russie. Et cela, même si le dossier tchétchène reposait sur une enquête exhaustive.

M. Harding n'en poursuit pas moins son travail de moine. D'août 2003 à juillet 2004, il a ainsi visité les «lieux de privation de liberté» de 11 pays. Certaines visites sont annoncées, d'autres non. Et il va de soi qu'«on ne se rend pas dans un commissariat de police à 10 h le matin mais plutôt à 2 h dans la nuit». En fait, le travail du Comité constitue une petite lueur d'espoir dans un monde où la liste des pays pratiquant la torture s'est allongée...

La torture, dit encore Timothy Harding, se modernise et semble revêtir des visages similaires d'un bout à l'autre de la planète, comme si les meilleures façons de faire étaient échangées: la privation de sommeil, l'asphyxie, la présence de bruits de fond, l'humiliation sexuelle, les menaces, la désorientation de la personne.

La conférence était organisée par le Centre de recherche en droit public en collaboration avec le Centre international de criminologie comparée et le Centre d'études et de recherches internationales de l'UdeM.

Paule des Rivières



 
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