Édition du 8 novembre 2004 / volume 39, numéro 10
 
  États-Unis: lorsque la pensée croyante domine
La contamination fondamentaliste

Pierre Martin

«Les prévisionnistes l'avaient vu venir, mais la marge est plus faible que prévu», observait Pierre Martin, professeur au Département de science politique et directeur de la Chaire d'études politiques et économiques américaines, quelques heures après l'élection américaine du 2 novembre.

Dans une analyse des diverses études effectuées sur les intentions de l'électorat américain que publiait Options politiques en octobre dernier, Pierre Martin et son collègue Richard Nadeau établissaient la faveur populaire envers George W. Bush à 54,2 %. Mercredi dernier, les résultats lui accordaient 51,5 % des suffrages.

Le cas de l'Ohio

Pour le directeur de la Chaire, qui s'intéresse aux liens entre le politique et l'économique, ces résultats confirment la tendance lourde accordant un bénéfice au président sortant lorsque la conjoncture économique à court terme lui est subitement favorable. La surprise, c'est le vote de l'Ohio.

«L'Ohio a été victime des pertes d'emplois des dernières années, mais il y a eu un redressement en 2004, souligne-t-il. Comme les électeurs ont la mémoire courte, la tendance a été favorable au président Bush. Par ailleurs, les pertes d'emplois n'ont touché qu'une minorité de la population, qui penchait probablement déjà pour les démocrates.»

L'électorat démocrate se trouve principalement dans les grandes villes et dans les États où la nouvelle économie, comme l'industrie informatique, est forte. Mais l'Ohio, comme les autres États ceinturant les Grands Lacs, se situe entre les deux: la vieille et la nouvelle économie y cohabitent, si bien que ces États pivots peuvent basculer dans un camp comme dans l'autre.

Contrairement à ce qui se produit traditionnellement, la forte participation populaire n'a pas dans ce cas-ci favorisé le changement. «En convainquant les électeurs de se rendre aux urnes, on va chercher des citoyens moins intéressés à la politique et vraisemblablement moins informés, soutient Pierre Martin. Ces électeurs peuvent voter autant, sinon plus, pour le statu quo et la sécurité que pour le changement.»

L'hypothèse du politologue est que l'insécurité économique associée à l'insécurité suscitée par la menace terroriste a amené les Américains à choisir la figure la plus forte et la plus rassurante, soit George W. Bush.

La contamination fondamentaliste

L'autre tendance lourde est la consolidation des valeurs religieuses conservatrices. «Il y a contamination de la pensée politique par la pensée religieuse et, dans les esprits, confusion entre ces deux modes de pensée, explique Pierre Martin.

En politique, toute décision devrait normalement être fondée sur une approche empirique, mais on a adopté le mode de pensée fondamentaliste dans la gestion politique. Les décideurs "croient" qu'ils ne peuvent se tromper. M. Bush croit que ce qu'il fait en Irak ne peut être que la bonne chose.»

Selon les chiffres cités par le professeur, 60 % de l'électorat républicain croit que le reste de la planète souhaitait la réélection du président Bush et qu'on déforme la réalité au sujet des armes de destruction massive en Irak. «Cet électorat est dans une bulle parce qu'il fonctionne dans un système de croyances», fait-il remarquer. Parmi les démocrates, 80 % analysent plutôt ce facteur de façon rationnelle et sont conscients de ce que les autres pays du monde pensent de la politique internationale de George W. Bush.

Prospectives

N'ayant plus à se soucier de sa réélection, M. Bush risque-t-il d'être plus radical qu'il l'a été dans son premier mandat? «Il va faire tous les efforts possibles pour assurer la pérennité du virage à droite dans la société américaine et dans le rôle de l'État, notamment par la nomination de juges conservateurs à la Cour suprême et par la privatisation de la sécurité sociale et des caisses de retraite», répond le politologue.

Le test de la solidité du modèle Bush aura lieu à la prochaine élection au Congrès en 2006. «C'est là qu'on verra si le peuple américain opte pour cet héritage ou s'il y aura un retour du balancier vers le centre.»

Par ailleurs, Pierre Martin ne voit pas d'avenir dans les tentatives, comme au Colorado, de réformer le mode d'élection du président. «Un collège électoral proportionnel amènerait les candidats à se désintéresser
des États qui opteraient pour une tel système, avance-t-il. À l'échelle du pays, une telle réforme est impensable et conduirait les grands bailleurs de fonds à peser encore plus lourd dans la balance.»

De la matière pour la Chaire

Cette élection représente un matériel très riche pour plusieurs travaux de maitrise et de doctorat qui pourraient être réalisés à la Chaire d'études politiques et économiques américaines.

Son directeur cherchera notamment à comprendre les changements survenus dans l'opinion publique américaine à la lumière de ces élections et à savoir si la forte incitation à la participation a effectivement «fait sortir le vote» des électeurs peu informés et traditionnellement conservateurs.

Il verra également à vérifier son hypothèse sur l'effet combiné de l'insécurité économique et de l'insécurité liée au terrorisme.

D'autres axes de recherche se dessinent du côté de l'impact du modèle américain sur le Québec et sur le Canada. Ce modèle suscite-t-il l'adhésion des Canadiens ou un effet boomerang? Que Dieu protège le Canada!

Pour de plus amples informations sur les activités de la Chaire d'études politiques et économiques américaines, on peut consulter son site Web à l'adresse suivante: www.cepea.umontreal.ca.

Daniel Baril



 
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