Édition du 10 janvier 2005 / volume 39, numéro 16
 
  Le secret des universaux du langage
Les invariants du langage sont déterminés par des lois biomécaniques

Victor Boucher

Pour les linguistes, l'existence d'universaux structurant le langage parlé demeure une énigme. Dans toutes les langues, la composition des mots semble découler de divers agencements de phonèmes (voyelles et consonnes) et le sens des mots est défini par des règles de syntaxe qu'on retrouve parfois dans des langues aussi éloignées l'une de l'autre que le français et le mohawk.

Plusieurs théories cognitivistes, fonctionnalistes et structuralistes ont été apportées pour tenter d'expliquer l'origine des structures du langage. La théorie dominante à l'heure actuelle est celle du linguiste américain Noam Chomsky, qui postule l'existence d'une grammaire neurologique pour faire la lumière sur les universaux du langage, la «grammaire générative».

Victor Boucher, directeur du Laboratoire de phonétique au Département de linguistique et de traduction, s'inscrit en faux contre ce courant dominant. Ses travaux démontrent que la structuration de la parole est déterminée par nos organes périphériques (auditifs et articulatoires), par notre capacité respiratoire et par les contraintes de la mémorisation.

Le rythme comme unité de base

Selon Victor Boucher, les théories linguistiques traditionnelles commettraient toutes l'erreur d'utiliser des concepts dérivés de l'écriture alphabétique, comme les notions de phonème et de mot, pour découvrir l'origine du langage.

«Aucun linguiste ne peut donner une définition satisfaisante de ce qu'est un mot, affirme-t-il. Pour un enfant, "dulait" forme une unité et n'est pas composé de deux mots. Il a été maintes fois prouvé que la segmentation d'un énoncé en mots et en phonèmes est postérieure à la maitrise de la lecture. Aucune propriété physique acoustique de la voix ne soutient le développement chez l'humain d'une fonction cognitive destinée à reconnaitre les unités de base postulées par les linguistes.»

Les analphabètes, a-t-il observé dans une recherche effectuée auprès d'anglophones, ont des stratégies de segmentation basées non pas sur le mot, mais sur la rythmicité de l'accentuation. Le mot «return» par exemple, qui ne présente qu'un accent, est perçu par les analphabètes comme constituant une seule unité de sens alors que le mot «reopen», qui comporte deux accents, est perçu comme étant composé de deux unités.

Les unités de la parole sont donc les rythmes syllabiques et non les phonèmes, qui sont des concepts. Cela explique que nous pouvons percevoir la différence entre «tu» et «du» même lorsque nous parlons rapidement et qu'il n'y a que quelques millisecondes de différence dans les contractions de la langue qui nous permettent de prononcer un t et un d.

«Le secret de la structuration de ces "traits" perceptifs dans la parole humaine réside dans les déterminants biomécaniques des unités de rythme comme la syllabe», indique le professeur.

Les contraintes périphériques

Annie Gilbert

Les syllabes sont en fait la signature des mécanismes périphériques de la production de la parole. Les travaux de Victor Boucher et de son étudiante Annie Gilbert ont montré une correspondance parfaite entre la longueur d'un énoncé en nombre de syllabes et la capacité respiratoire propre à chaque âge.

À 6 ans, les enfants font des énoncés de 8 à 10 syllabes; à 14 ans, leurs énoncés en contiennent une douzaine. Le sommet est atteint à 20 ans, avec une moyenne de 22 syllabes. Cette évolution dans la longueur des énoncés est parfaitement corrélée avec l'évolution de la capacité pulmonaire de la personne.

Les énoncés ou les phrases ne sont pas des suites ininterrompues de syllabes: celles-ci se structurent selon des «groupes de rythmes». Dans les langues parlées, ces groupes ont une moyenne de 3,5 syllabes et ne dépassent que très rarement 5 syllabes, a établi Annie Gilbert. Ceci ne serait pas déterminé par une grammaire cognitive mais tout simplement par des contraintes liées à notre mémoire sérielle immédiate.

Ainsi, quand on présente des suites de 7 ou de 8 syllabes prononcées sans rythme ­ c, b, t, k, b, d, v par exemple ­, les sujets ne retiennent que 10 % de l'ordre exact des éléments. Si un rythme est introduit pour scinder l'énoncé en groupes de quatre syllabes ou moins ­ en faisant une pause avant ou après le k ­, les performances sont quadruplées. La façon dont nous dictons un numéro de téléphone en est un bon exemple.

«Il s'agit là d'une caractéristique universelle de toutes les langues, fait remarquer le chercheur. Nous procédons de cette façon même pour des séries de syllabes dépourvues de sens.»

Ces groupes de rythmes ne sont pas monocordes, mais s'accompagnent de modulations (la prosodie) qui font qu'une langue est plus ou moins chantante. Ce serait là un autre invariant universel déterminé par la mémoire auditive: nous retenons mieux une chansonnette et un poème rythmé qu'un récit en prose.

Un épiphénomène

Selon le courant de la psychologie écologique ou physicaliste, auquel dit appartenir le professeur Boucher, le langage apparait comme un épiphénomène de notre physiologie; les langues découleraient de l'exploitation d'un ensemble d'éléments qui ont tous une fonction en dehors du langage et les universaux du langage résulteraient de ces fonctions.

«Les structures de la parole précèdent la compétence langagière et, lorsqu'un potentiel existe, le cerveau s'en empare pour en faire quelque chose, résume-t-il. Dans notre approche, la syntaxe est déterminée par la prosodie tandis que Chomsky soutient l'inverse.»

En postulant une grammaire générative quelque part dans le cerveau, voire dans l'«esprit» (mind), l'approche chomskienne lui apparait dualiste. «L'esprit n'est pas différent du corps», se plait à répéter Victor Boucher

Du même souffle, il déplore que le courant dominant en linguistique ait pour ainsi dire fait disparaitre la phonétique alors que cet élément lui parait fondamental dans la structuration du langage.

Daniel Baril



 
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