Édition du 17 janvier 2005 / volume 39, numéro 17
 
  Le Canada manque de héros
Louise Vigneault se penche sur la modernité et l’identité

Louise Vigneault s’interroge sur l’absence de héros nationaux.

En novembre 2004, à l’occasion d’un concours mené à l’échelle du pays, les Canadiens ont élu Tommy Douglas «plus grande personnalité canadienne de tous les temps». Quelque 1,2 million de votes ont été enregistrés lors de ce scrutin sans prétention scientifique mais fort médiatisé.

Ancien premier ministre de la Saskatchewan et père de la philosophie canadienne en matière d’assurance maladie, Tommy Douglas a dépassé en popularité le marathonien Terry Fox, le politicien Pierre Elliott Trudeau et le découvreur de l’insuline, sir Frederick Grant Banting.

«Le Canada manque cruellement de héros et ce concours du plus grand Canadien en est une belle illustration», estime Louise Vigneault. Professeure au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques, cette spécialiste des «constructions culturelles, de l’imaginaire collectif et des mythes fondateurs», comme elle le précise sur sa page Web, a réfléchi sur les figures représentatives de l’identité canadienne et ses conclusions sont plutôt… dévastatrices.

«Il demeure laborieux de trouver des héros qui puissent rencontrer l’unanimité des différentes communautés, écrit-elle dans un texte qu’elle a récemment fait parvenir à La Presse. Quant aux figures politiques modernes – King, Laurier, etc. –, elles auraient échoué dans leur tentative d’unifier le pays ou d’acquérir un statut véritablement héroïque.»

Si l’on reproduit des scènes d’hiver et des sculptures inuites sur nos billets de banque, c’est que le Canada manque de héros nationaux, selon Louise Vigneault.

Les héros existent. Mais ils sont rares, chez nous, les hommes de la trempe de Terry Fox qui, amputé d’une jambe, décide de traverser le pays et entreprend un marathon destiné à recueillir des fonds pour la lutte contre le cancer. Bien qu’il doive renoncer à son projet après avoir parcouru sur une jambe la moitié du trajet, soit 5376 km, sa persévérance et son abnégation lui ont indiscutablement donné une envergure héroïque.

On ne peut pas en dire autant des «héros» comme l’analyste de The Hockey Night in Canada, Don Cherry, en 7e place, le leader métis Louis Riel en 11e position ou la chanteuse Shania Twain, première femme de la liste, au 18e rang, loin devant Céline Dion (27e sur la liste).

La plupart du temps, les héros canadiens prêtent à controverse. Par exemple, Don Cherry est très populaire au Canada anglais, mais il est honni chez les francophones. Particulièrement depuis qu’il a traité les hockeyeurs du Québec de «pleutres» parce qu’ils sont plus nombreux qu’ailleurs à porter la visière. Quant à Maurice Richard (23e place), les Canadiens anglais reconnaissent en lui un bon joueur de hockey, mais seuls les Québécois le considèrent comme un héros. «Les héros nationaux sont presque inexistants, affirme Mme Vigneault. Au Canada, on a plutôt affaire à des héros locaux.»

Un sondage réalisé presque en même temps par Léger et Léger uniquement au Québec tend à lui donner raison. René Lévesque y était désigné comme «le Québécois le plus admiré de tous les temps». Pourtant, parmi les personnalités proposées à la CBC, M. Lévesque n’était que le 69e «greatest Canadian», bien après le hockeyeur Tim Horton, la pin-up Pamela Anderson et le lutteur Bret Hart…

L’énigme des 5 $

Terry Fox

Tommy Douglas

Pierre Elliott Trudeau

Comment une historienne de l’art peut-elle s’intéresser aux héros canadiens? Pour une raison bien simple: l’argent. «Quand vous regardez un billet ou une pièce de monnaie du Canada, que voyez-vous? Des paysages, des animaux. Ce ne sont pas des figures héroïques qui évoquent le mieux l’identité canadienne, ce sont les éléments de la nature.»

En effet, quand la Monnaie royale canadienne a redessiné ses billets et frappé de nouvelles pièces, elle a choisi des animaux plutôt que des hommes et des femmes pour représenter la nation. Et pas n’importe lesquels: le huard et le martin-pêcheur sont les grandes vedettes. Comparés à l’aigle américain ou au coq français, ces animaux apparaissent un peu… décevants. «Bien que ces bêtes soient sympathiques, rares sont les citoyens qui peuvent les nommer, et plus rares encore sont ceux qui s’identifient à eux», fait remarquer Mme Vigneault.

Le nouveau billet de 5 $ présente à son avis plusieurs anomalies. On y reproduit une scène d’hiver: des patineurs de diverses origines qui jouent au hockey sur un étang gelé. L’image est accompagnée d’une citation d’un livre de Roch Carrier: «Les hivers de mon enfance étaient des saisons longues, longues. Nous vivions en trois lieux: l’école, l’église et la patinoire, mais la vraie vie était sur la patinoire.»

Or, l’histoire dont est tirée cette citation s’intitulait à l’origine Une abominable feuille d’érable. L’auteur y racontait le désarroi d’un garçon qui, rêvant de recevoir le chandail de Maurice Richard – bleu, blanc, rouge –, découvre plutôt dans le paquet envoyé par le magasin Eaton un chandail bleu des Maple Leafs de Toronto. C’est pour lui la catastrophe, mais sa mère n’ose pas retourner le chandail à l’expéditeur. «Il y a dans cette récupération de l’image de la nature et de l’hiver un glissement de sens qui étonne», laisse tomber Mme Vigneault. Derrière les jeux de l’enfance se trouve «l’opposition originelle entre les deux peuples fondateurs».

Identité et modernité

Pourquoi des animaux et des scènes d’hiver plutôt que de grands personnages historiques pour représenter le Canada? Parce que l’identité canadienne est fortement influencée par le climat et le territoire, estime cette spécialiste qui donne depuis quatre ans le cours Histoire de l’art et anthropologie.

Cela n’est pas vraiment étonnant, après tout. Depuis ses études de maîtrise sur le groupe des Sept, Mme Vigneault a constaté que le sujet qui domine depuis toujours la peinture canadienne, c’est le paysage. «Ce n’est pas par hasard que la peinture canadienne donne dans la nature. On pallie l’absence de figures hégémoniques fortes par la forêt, les animaux, les grands espaces», explique-t-elle.

Dans un ouvrage qu’elle a fait paraître en 2002 à partir de ses travaux de doctorat menés à l’Université McGill, elle explore cette question chez trois artistes québécois majeurs: Paul-Émile Borduas, Françoise Sullivan et Jean-Paul Riopelle. «Le livre de Louise Vigneault apporte des réponses toujours ingénieuses, convaincantes et originales, commente François-Marc Gagnon dans Identité et modernité dans l’art au Québec (HMH). Le lecteur aura du plaisir à la suivre dans le dédale de ses arguments toujours bien documentés, rigoureux et clairement exposés. Il en ressort une histoire de l’art et des artistes hantés par des problèmes théoriques, voire philosophiques, d’une grande actualité.»

Mathieu-Robert Sauvé  



 
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